Cher.e.s Alliers,
Très envie de vous écrire un petit mot, et en même temps il est difficile de figer par quelques mots le processus complet que nous avons vécu pendant cette semaine. Je laissais encore résonner tout cela vendredi, et il m’est venu quelques réflexions :
– sur la dimension sociale de l’intention de soin que nous avons porté. Notre enquête permet de mettre au travail les relations sociales à partir des attachements multiples au vivant et au territoire, dans le processus d’enquête, et par la restitution. Par la carte, qui n’est pas une synthèse de connaissance mais un outil de dialogue, nous pouvons venir mettre au travail ces relations sociales, qui sont traversées de conflits anciens, de rapports de pouvoir, de silences… “Faire circuler” passe par la parole, mais aussi au rassemblement autour de ce média 🙂 Il ne s’agit pas d’extraire de la connaissance mais de construire la résilience, notamment par rapport à ces rapports humains. mais en incluant les vivants et entités multiples. En cela, elle permet de “constituer un public” (cf les pensées pragmatiques, Dewey) qui n’est pas seulement humain et fait entrer en politique le vivant; il s’agit de se situer dans le territoire par l’enquête, plutôt qu’une approche descendante de têtes de ponts par les acteurs légitimes.
– sur la dimension artistique voire plutôt poétique, je la condenserai dans l’image du nomadisme immobile d’un bateau pirate. Pour moi la qualité du lien tissé dans le groupe était essentiel à cette enquête, et pouvait être vécu en tant que tel ; sans lui pas de grande voile, la barque n’aurait pu prendre le large !
En revenant chez moi, je me suis replongé dans mon mémoire de master en philosophie, datant de 2009, intitulé L’échelle et l’espace habité : architecture, urbanisme, géographie. C’était cette question de l’échelle qui m’a conduit à faire de la recherche ; j’imaginais contrer la pensée de l’espace de Heidegger (dont les liens avec le nazisme ont été dévoilés ces dernières année), omniprésente dans la philosophie de l’habiter notamment par son Bâtir habiter penser, par une pensée de l’échelle. L’écriture était maladroite et j’ai accumulé des éléments de réflexion disparate sans vraiment réussir à développer une pensée autonome… mais je suis retombée sur la pensée d’Augustin Berque.
Permettez donc cette auto-citation :
« Une des autres caractéristiques de la spatialité heideggérienne était de négliger les échelles qui structurent la spatialité à différents niveaux. Augustin Berque, au contraire, montre l’importance de ce concept et critique la pensée de Heidegger à cet égard. “Le mot qui cristallise tout, c’est le mot d’échelle. C’est l’image qui sert de point de départ au livre (Ecoumène, 2000) : l’un des sens d’‘échelle’ était autrefois celui de ‘port’. Le port permet de quitter une île, un monde clos, et de voguer vers d’autres mondes. On ne doit jamais l’oublier. La modernité, en établissant un système d’objets, en procédant par objectification, a nié le principe même d’échelle, qui est ce qui permet d’établir des relations ; c’est là un immense problème, car l’échelle est indispensable pour nous relier à la biosphère, qui est le fondement de notre existence” 1. Quel est donc ce monde duquel l’échelle permet de sortir ? Pourquoi l’échelle est-elle ce qui nous permet de nous relier à la biosphère ? Dans un milieu particulier, il y a toujours la tentation de considérer qu’il n’y a qu’un monde, et que ce monde est le sien. En quelque sorte, nous sommes dans notre monde comme sur une île, et nous finissons par considérer ce monde singulier comme le monde unique, absolu, incommensurable aux autres parties du monde. D’ailleurs les peuples considèrent souvent leur monde comme le monde. Berque montre que c’est le cas en Europe, mais aussi en Chine, civilisation millénaire. Le monde est absolutisé, et on perd la relativité des mondes. La singularité des mondes les enclot à l’intérieur de leur horizon, qui au contact du ciel, leur fournit leur mythe. Or l’horizon devrait rappeler aux habitants d’un monde que d’autres mondes existent au-delà, il est donc une marque visible de l’échelle micro selon laquelle on pourrait considérer le monde, et donc en sortir. Mais pour Berque, il ne le permet pas s’il permet seulement de créer des mythes et de conforter les habitants d’un monde. Il faut donc admettre que “la mondanité n’a pas d’échelle” 2. Les mondes disposent donc d’un horizon, mais qui ne permet pas d’en sortir. Ce qui permet d’en sortir, c’est l’échelle, dont Berque rappelle l’étymologie. L’échelle qui nous permet de quitter notre île nous permet de rencontrer aussi d’autres mondes, et par là de nous relier à la biosphère et comprendre l’environnement terrestre. L’échelle est donc le préalable à l’approche par les milieux, car sans cette échelle on en reste au monde, à la contrée familière. Augustin Berque explique que c’est ce cadrage du monde, avec sa géométrie sacrée, qui a empêché la Chine d’acquérir un regard moderne sur le monde et d’engendrer les grandes découvertes comme en Europe. On aboutit même à une absolutisation du monde dans la pensée japonaise, et un être toujours relatif. “Que manque-t-il donc à cette belle auto-conclusion du monde sur lui-même ? L’échelle qui permettrait d’en sortir, et de constater que d’autres îles sont possibles. Il ne peut effectivement y avoir d’échelle pour sortir de ce monde-là, puisque, sans base, il flue dans le néant” 3 . Berque fait ici allusion au fait que le monde, en particulier dans la philosophie de Nishida Kitaro, émerge du vide qui ne peut constituer une base. Il n’y a pas l’être au début de l’ontologie orientale, il y a le néant. Il semble donc que la mondanité écrase toute échelle. »
@+
Claire
1. Augustin Berque cité par Mona Chollet, « L’existence humaine dans sa plénitude », Périphéries, juin 2001.
2. Augustin Berque, Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Belin, Paris, 2000, p. 35.
3. Ibid., p. 57