Au bord du fleuve : l’art de l’enquête ou la stratégie Ninja

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Le ninja ou le shinobi sont des termes qui désignent une catégorie d’espions au Japon. Ces guerriers utilisaient des méthodes cachées de guerre non conventionnelles, ce qui leur a valu la critique de la caste des samouraïs. Ce texte constitue une enquête interdisciplinaire portant sur les relations entre art et politique, sur une pratique que le marché de l’art ne peut pas représenter, sur l’utilité de l’art, sur la nécessité d’un art de terrain, sur la forme inédite de mise au travail et ses nouvelles formes de collaborations, sur les méthodologies renouvelées et enfin sur les effets de ces actions et de ces œuvres.

Auteur : Ann Guillaume

Siddhartha (1),personnage mythologique, a cherché à atteindre l’éveil et la connaissance sans suivre aucunes doctrines connues. Bien. Une vie d’aventure l’attend donc. Récits initiatiques, cheminements spirituels sans fins, il parcourt différents chemins, parfois contradictoires pour dire quoi au juste?  Montrer que la sagesse ne se transmet pas? que la connaissance s’écrit au quotidien, que l’expérience est au cœur de tout?

Il arrive tous les jours pour de multiples raisons, de sentir qu’il faut sortir, oser, filer, quitter, faire muter, transformer, renouveler ce qui nous fait et ce que l’on crée comme effets. Pour une  pratique de la bifurcation est ce que ce texte va essayer d’énoncer comme forme d’art. Et si l’art n’était plus vu comme se suffisant à lui-même, mais comme un moyen parmi d’autres capable de produire des effets sur le réel ?

La revendication d’un art de l’enquête, comme forme artistique se pose moins théoriquement qu’au travers l’expérience de pensée, de formes à produire et à partager, d’invention de dispositifs et de situations, du dialogue à inventer entre des champs connexes. Comme l’eau s’infiltre, l’art investit alors le terrain pour y dégager et résoudre des manques, des déficits de représentations, des imaginaires a réinvestir de nouveaux champs des possibles.

En s’appuyant sur des terrains et méthodologies concrètes comme support à fabulation collective, comme outil permettant de spéculer, nous tisserons un nouvel écosystème entre le terrain, la pédagogie, les publics, nos actions et les productions/restitutions/livrables.

Cette introduction à l’art de l’enquête,  peut comporter également, quelques références à des royaumes combattants (2). On ignore exactement qui ils sont et comment ils sont arrivés là…

Le ninja est connu pour ses missions d’infiltration. En mission, le ninja prépare son itinéraire grâce à un repérage sur le terrain, il note les endroits les mieux protégés, les mieux défendus, les endroits où se cacher, les angles morts, qui lui permettront de se dissimuler pour s’infiltrer ou, le cas échéant, pour disparaître rapidement.

Celui qui commence son apprentissage le fait par l’engagement. Dans le premier volume de La Droiture de l’esprit, il est expliqué que ceux qui veulent apprendre à être un ninja ne doivent pas utiliser cet art pour leur intérêt personnel, et que, si l’on possède la droiture de l’esprit, on réussira à s’infiltrer partout. Le ninja se fond donc, dans son environnement en l’imitant parfaitement : même forme, même couleur. Ce type de mimétisme, ce camouflage, influence alors la façon qu’il a de se mouvoir, de parler, de vivre… Mais pourquoi vouloir passer totalement inaperçu ?

Armé de patience, de savoir-faire, il passe incognito afin de développer sa principale qualité : le sens de l’observation. En vue d’effectuer une attaque furtive ou frontale, le shinobi ou ninja se livre alors à l’espionnage pour rassembler discrètement un maximum d’informations. Nous parlons d’un art qui n’est pas simple à déceler, le situer n’est pas chose aisée puisqu’il prend la forme de sa technique et inversement. Cet art se joue de l’invisibilité, il ne se montre pas avec force et autorité… cet art assure qu’il est un épiphénomène plutôt qu’un point de commencement dans l’Histoire. Il cherche à faire naître une « anomalie », qui se cache dans les plis les plus secrets du temps et des lieux. Cet art ne naît pas du désir de maîtriser le monde mais de celui de s’y impliquer.

Imprévisible, aléatoire, il est capable de se défiler en une seconde. Il est un presque-rien, il échappe à la connaissance, tout en inventant de nouveaux savoirs. Indiscipliné, inégal, irrégulier, en mouvement, cherchant à se faufiler là où il n’y a pas de règle, il a été vu aussi bien au détour d’un mot, d’un lieu, d’une discipline, d’une époque, d’une ligne. Confucius disait que « nul n’a besoin d’être reconnu, en revanche ne pas reconnaître autrui est néfaste » (3). Briller ou disparaître, ou comment cet art peut agir dans l’existant, en temps réel ?

Le ninja attend le bon moment pour mettre en œuvre son plan d’action. L’idéal est de profiter des conditions atmosphériques favorables pour lui. Un temps pluvieux et venteux permet d’atténuer le bruit de ses pas, couvrir les sons éventuels qu’implique son action. Sa sagesse est immense comme le ciel. « Conscient que rien n’est immuable, qu’il n’y a ni début ni fin, que tout est changement et transformation, il s’adapte en toutes circonstances aussi naturellement qu’une bille roulant sur un plateau. »(4) Posséder l’art de ranger les troupes, connaître les différents chemins, ne pas dédaigner entrer dans un détail, se mettre au fait de chacun d’eux, permet de former un corps de discipline dont la connaissance pratique ne doit pas échapper à la sagacité ni aux attentions de l’art ninja.

Mais attention ! Observer et infiltrer comportent de hauts risques et nécessitent avant tout d’avoir le cœur bien accroché, d’avoir l’esprit semblable à la lame d’un sabre, solide et aiguisée. Il est nécessaire, à la manière du « faucon dans la forêt profonde, ou du poisson dans les abysses »(5), d’agir modestement et sans laisser de traces, aucunes.

Pour atteindre son but, il faut laisser derrière nous, les pratiques utilitaristes, lesquelles dominent depuis trop longtemps. Vous donc que le choix du prince a placé à la tête des armées, jetez les fondements de votre science. La victoire suivra partout vos pas : vous n’éprouverez au contraire que les plus honteuses défaites si, par ignorance ou par présomption, vous venez à les omettre ou à les rejeter. Un paysage voit alors le jour.

L’invisibilité est donc un moyen pour atteindre la lisière de toutes les surfaces. Considérer l’environnement, le milieu et sa capacité ou non à accueillir quelque chose de neuf, exercer une influence, prendre part donne une belle occasion pour façonner le commun. Le commun ne nous précède pas, il est plutôt le fruit d’une association prête à former un champ d’expérience renouvelé, un lieu de pluralisation indéfini. La méthode ninja, d’investigation, d’enquête, implique enfin, une forme d’observation participante. Et c’est bien parce qu’on « n’observe jamais ce qu’on s’attend à voir »(6) qu’elle est essentielle.

Ne perdons pas de vue que l’espionnage, l’observation, la reconnaissance et l’analyse tendent de préparer l’action.  Souvenez-vous de ce chemin, esquissé, il y a bien longtemps maintenant, qui décrivait un art permettant « une augmentation qualitative de la vie humaine »(7) Qu’en est-il aujourd’hui ? Faire de la vie quotidienne son sujet, partir de l’existant, être en communion avec le terrain, en immersion totale peut donner lieu dans le meilleur des cas à la possibilité de transformer, de provoquer l’ordre établi de la société. L’esprit du don (8) se met alors en place, une société s’invente. Cette pratique n’aurait-elle pas comme projet de reconnaître, de donner de l’attention tout simplement. L’attention comme don de soi. La reconnaissance de l’autre commence toujours par un geste qui consiste à s’avancer vers lui. L’initiative du don est une revendication d’autonomie et de liberté favorisant la circulation de l’imaginaire. Le don constitue une forme concrète, permettant d’alimenter une forme de solidarité et de responsabilité pour la justice et le bien commun. L’esthétique du don est double ici car comment rendre sensible les effets de son invisibilité ?

Et si la pratique ninja inventait réellement l’instauration de nouveaux rapports  sociaux ? Heuristiques, ces forces tectoniques en action permettent alors de faire de nouvelles découvertes dans différents champs. Tout peut enfin désormais s’envisager. Parce que le ninja a tiré ses ficelles de l’ombre, qu’il n’a pas laissé de noms, qu’il a effacé les preuves de son existence, on est en droit d’affirmer alors, la force suprême de son art, donc de son existence.

De la même manière, en 1968,  Jack Burnham et Hans Haacke, concevaient leur époque comme celle d’une transition entre deux paradigmes : « la culture tournée vers l’objet  et celle d’une culture tournée vers les systèmes » (9) L’art de l’enquête avec comme figure de référence, le Ninja,  permet d’inventer un art qui ne « consiste plus en entités matérielles, mais en relations entre les personnes et les composantes de leur environnement. » (10)

Cette pratique artistique, donnerait donc lieu, à un art qui, parce qu’il n’a pas d’existence entendue ou spécifique, est paradoxalement ce qui permet d’obtenir des effets dans le réel. La stratégie ninja lui confère un rôle d’éclaireur, tel est donc le privilège du ninja. Qui n’aimerait pas maîtriser tous ces paramètres afin, comme le ninja, de servir de guide aux troupes régulières ?

Ann Guillaume, Plateau de  Millevaches, juillet 2018

  1. Hermann, Hesse, Siddhartha, 1922
  2. Yasutake Fujibayashi, Bansenshukai, Albin Michel, 2013
  3. Confucius, Du profane au sacré, Les presses de l’université de Montréal, 2004
  4. Sun Tzu, L’art de la guerre, Champs Flammarion, 2008
  5. Yasutake Fujibayashi, Bansenshukai, Albin Michel, 2013
  6. Sun Tzu, L’art de la guerre, Champs Flammarion, 2008
  7. Situationnistes : textes et documents situationnistes,1957-1960, Allia, 204
  8. Marcel Mauss, « Essai sur le don : Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques » dans Sociologie et Anthropologie, PUF,  coll. Quadrige, 1973
  9. Jack Burnham & Hans Haacke. Esthétique des systèmes, Les presses du réel, 2015
  10. Ibid.

LÉGENDES DES IMAGES :

1. Motherpeace, jeux de carte divinatoire écoféministe.

2. Photo du tournage de I CAN SWIM HOME, le dernier film d’Ann Guillaume.