Éléments d’enquête sur la fécalité locale

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En agriculture biodynamique, le préparat 500  dit “bouse de corne“, est confectionné en remplissant des cornes de vaches avec des bouses fraîches. Ces cornes sont ensuite enterrées plusieurs mois, avant d’être déterrées, un extrait de la substance créée étant dynamisée en étant mélangée à de l’eau dans des bassins de cuivre, puis épandu sur les prairies ou les champs.

Auteur : Bureau d'études, groupe d'artistes, habitants à la ferme de la Mhotte

Il est de bon ton, quand il est question de la biodynamie dans les milieux hostiles à cette pratique, de plaisanter sur le préparat 500. Sans doute parce que « là ou ça sent la merde ça sent l’être »[1]. Et que sentir l’être, n’est pas une affaire d’opinion.

Mais pourquoi ça sent l’être ? La bouse porte en elle l’ébauche du moi de la vache qui agit sur les racines des végétaux en les tirant vers le haut, disent les biodynamistes. « Le contenu de l’intestin est de même nature que le contenu du cerveau… Ce qui est dans le cerveau, c’est un tas de fumier à son stade supérieur » [2]. Il y a là, la distinction entre l’état naissant et l’état éveillé de la matière, entre la matière inerte et ce que Giordano Bruno appelle la “matière incandescente“, pleine de la vivacité de l’être.

À la mort, les substances perdent leur caractère éveillé et deviennent des substances chimiques inertes. La qualité de la merde dépend de la quantité de matière éveillée qu’elle contient. C’est pourquoi il y a merde et merde. Porcherie de Pier Paolo Pasolini parle d’un monde ou l’être a été remplacé par la merde [3]. Mais cette merde-là n’a pas la puissance régénératrice de la bouse dynamisée qui stimule les prairies. Elle ne sent pas l’être, on dirait. Pas plus que ces bouses de vache chargées d’antibiotiques qui ne pourrissent plus, restant comme des galettes toxiques dans les champs. La merde n’est plus ici qu’un amas de poussières, un tas de résidus de cadavres sans éclat, qui ne peuvent être réactivés par compostage.

La technique du compost est la capacité de régénérer les morts, de les ramener à l’état éveillé. Il ne s’agit pas, comprenons bien, de fabriquer des morts-vivants, des merdes animés à partir de poussières inertes à la façon des machines auto-réplicantes. Mais bien d’opérer une résurrection des morts.

La qualité de la merde importe ici beaucoup. La résurrection de la merde n’est possible que d’une merde chargée d’éveil, qui a été sélectionnée et dynamisée. Ce n’est pas une merde brute déposée sur les terres. C’est une merde affinée. Et la qualité de l’alimentation joue ici tout son rôle. Car dans la merde, c’est le système de production que l’on sent. L’odeur de la bouse est la signature de la ferme. Comme le raconte Michel B., agriculteur dans le Bourbonnais, lors d’un entretien le 27 mai 2018, dans le parfum de la bouse on peut savoir comment les vaches sont nourries autrement dit, comment marche la ferme. On peut savoir qui est la vache, c’est-à-dire comment elle vit, quelle est la forme de son existence. Et cette forme de vie, signature d’une existence, produit un parfum aussi puissant que l’humus des bois.

La signature de la vache, de  son éveil, de sa force de vie, cette signature de l’être qu’on trouve dans la bouse et qui est sublimée par son séjour en terre pendant 9 mois, est épandue avec le préparat 500 sur les prairies et cultures et contribue à leur régénération. Il y a là une alliance entre animal et végétal qui disparaît quand l’exploitation agricole est seulement céréalière.

Apporter une telle attention à la merde en tant que ferment, que puissance de régénération  de la terre, ne va pas de soi. La merde compostée est un amendement fabriqué et épandu de façon intentionnelle dans les champs. L’épandage de la merde est un acte culturel. L’acte humain n’y est pas dénié comme dans la permaculture de Fukuoka ou c’est l’auto-fécondité de la terre qui est recherchée, une auto-fécondité sans hommes, s’en remettant aux mécanismes spontanés d’augmentation de la fertilité.

L’acte humain en biodynamie a une vertu régénératrice. La place de l’humain est d’accroître la puissance, de régénérer une terre moribonde. Mais qu’est-ce qu’humain veut dire ici ? Qu’est-ce que l’art de faire usage des excréments ? S’agit-il vraiment d’une ligne de séparation entre nature (ce qui sort des intestins) et culture (l’art d’accomoder la merde) ? Ou ne faut-il pas dire plutôt que la merde est le produit d’une domestication réciproque entre l’humain et les bactéries de son intestin dont la merde est le produit ? Ou encore, entre l’animal domestiqué (la vache), l’homme qui domestique la vache et les bactéries de la panse bovine ? Ne doit-on pas considérer l’être, la qualité de l’excrément comme une expression d’un art social, celui par lequel un ensemble d’habitants – cellules, bactéries – cohabitent en un corps? Un art dont un corps s’accomode lui-même de telle sorte qu’il façonne et crée le milieu favorable à son propre épanouissement en dynamisant son environnement ?

[1] Antonin Artaud, Pour en finir avec le jugement de Dieu
[2] Rudolf Steiner,  GA 327, Huitième conférence.
[3] Pier Pasolini, Porcherie, 1969