Une terre pauvre
L’Allier est un pays de terres pauvres. Le rapport de Diannyere du 11 juin 1793, considérait le département comme l’un des « plus pauvres de la République » et Arthur Young disait de sa terre qu’elle était l’une des « plus improductives du royaume ». Ceci explique peut-être que le bocage bourbonnais soit une région historique du métayage avec toutes ses conséquences économiques, sociales, politiques, environnementales : en Allier, d’après une statistique de 1856, 40% de la population agricole est métayère contre 7% pour l’ensemble de la France, et 42% des superficies agricoles sont en métayage en 1882. Et cette condition va perdurer jusqu’à l’abolition du métayage après la Seconde guerre mondiale.
Au XVIIIe siècle, le fermier général est le premier bailleur du Bourbonnais, loin devant le bourgeois. On en compte 600 en 1914 contre une centaine dans la Haute-Vienne ou dans l’Indre. Le fermier général extrait le travail des paysans bourbonnais, créance les métayers. Il utilise des baux très courts pour que ces derniers, menacés par un renvoi, acceptent des conditions difficiles.
Ceci explique sans doute pourquoi c’est dans ce pays que les métayers se sont organisés pour la première fois en syndicat de classe.
Le syndicalisme agricole s’est formé sous l’impulsion de Michel Bernard, à Bourbon l’Archambault au début du XXe siècle. Les statuts du syndicat visaient à former une alliance entre la petite exploitation familiale et le prolétariat rural. Et à éviter de devenir une union de la bourgeoisie rurale en empêchant statutairement que la propriété excède les 20 hectares.
Cette racine syndicale se trouve à la racine de l’implantation du Parti socialiste (SFIO) au début du XXe siècle, puis plus tard du Parti communiste. Aujourd’hui encore, le territoire autour de Bourbon l’Archambault est communiste. Et c’est suffisamment rare pour le souligner… Mais communiste, ici cela ne veut pas dire révolutionnaire. C’est plutôt une indication sur la qualité des terres et sur la géographie, sur l’histoire sociale. Peut-être aussi sur une culture de la solidarité, de l’être ensemble, sur une contestation des grandes exploitations de la politique agricole de la cinquième république…
L’arrivée des parisiens
Alors que les terres autour de Bourbon l’Archambault se vident, au fur et à mesure de la modernisation agricole, arrivent des parisiens dans les années 1970, qui installent une école Waldorf à Saint Menoux. Cette école se trouve à coté de la Ferme de la Mhotte entre Bourbon l’Archambault et Saint Menoux. L’arrivée sur le territoire de ces parisiens inspirés par l’anthroposophie de Steiner à la fin des années 1970, a été considéré par la préfecture de l’Allier comme le deuxième événement local notable dans le Bourbonnais, avec l’arrivée des Tonquinois suite à la guerre d’Indochine, qui vont marquer la ville de Noyant.
L’école de la Mhotte accueille aujourd’hui une centaine d’élèves (elle en avait 300 dans les années 1990). La naissance de l’école a favorisé l’éclosion autour d’elle de nombreux projets sociaux, thérapeutiques, culturels, montés souvent par les parents de l’école : le foyer de pédagogie curative Ruzière recourant à l’art, au jardinage et à l’artisanat dans ses pratiques thérapeutiques a été mis en place au début des années 1980. Un lieu d’accueil de personnes toxicomanes. Un habitat associatif de personnes âgées ; un lieu de formation en danse eurythmique. Il y a aussi différentes fermes en agriculture biodynamique. Le recensement de tous les projets et initiatives n’a jamais été fait. Simultanément, différentes luttes locales apparaissent pour protéger l’environnement (lutte contre l’implantation de mines d’uranium dans les années 1990) ou contre les politiques sanitaires (lutte contre l’éradication du varron au milieu des années 1990), refus de l’obligation vaccinale des bovins contre la FCO, une fièvre qui n’est même pas reconnue par l’organisation internationale des Epizooties comme une maladie contagieuse, au milieu des années 2000).
Ces projets lancés par des néo-ruraux, ont été fortement stigmatisés par le milieu rural environnant dans les années 1980 et 1990. Cela n’est pas une particularité du Bourbonnais. L’implantation de néo-ruraux est généralement difficile en France. Mais les expérimentations autour de la Mhotte ont été aussi affectées en 1999 par un rapport parlementaire contre les sectes rédigé par Mr Guyard qui mentionne l’école comme une entreprise sectaire. Ce rapport va provoquer ne campagne de chasse aux sorcières basée sur une émission télévision de France 2 et sur une inspection surprise de l’école de la Mhotte et du foyer pour handicapé(e)s de Ruzière.
Quoique ces initiatives aient été retirées du rapport suite à un procès, la campagne policière aura profondément fragilisé les personnes et les initiatives sociales du territoire, portant à bout de bras des projets non subventionnés. Et il faudra attendre le début des années 2010 pour que ces projets sociaux, sous l’impulsion d’une génération nouvelle, reprennent petit à petit de la vigueur.
Aujourd’hui, les initiatives demeurent fragiles, et l’environnement institutionnel reste méfiant. Les relations s’améliorent peut-être avec l’environnement proche mais les coopérations pour le développement concerté du territoire sont encore rares et difficiles, dans cette zone géographique située au milieu de la diagonale du vide.
LA FERME DE LA MHOTTE
Éléments de géologie historique d’un lieu-dit
Le lieu dit la Motte est signalé sur la carte Cassini du XVIIIe siècle. L’orthographe du lieu-dit varie selon les cartes entre La Mhotte, La Motte ou encore La Mothe. Le terme de Motte, largement répandu en France sous une orthographe ou sous une autre, renvoie aux mottes castrales, fortifications de terre qui ont accompagnées le mouvement de mise en valeur du sol au Xe et XIe siècle, prenant le relais des « oppida », ces places fortifiées de la fin du Bas-Empire romain.
En Allier, les mottes castrales sont très nombreuses : plus de 90% des communes actuelles du département ont encore aujourd’hui conservé les traces de l’édification d’au moins une motte castrale. 32% des communes possédaient deux mottes et 18% en possédaient trois [Germain, 2005 :55]. Les mottes castrales ont servi notamment à contrôler la circulation des hommes et des marchandises quand elles ne servaient pas de centre administratif ou de lieu de protection, marquant ainsi, une étape majeure dans l’encellulement des populations.
Hors les mottes castrales, il y a souvent autour d’elles des mottes que R. Germain appelle « de front pionnier » (qui peuvent être aussi des mottes de surveillance) marquant l’avancée du défrichement à partir du XIe siècle. Elles ont accompagné la mise en valeur des terres nouvelles gagnées sur les zones boisées et humides [Germain, 2005:57].
Peut-être que la petite Mhotte (Cassini) et le château de La Mhotte qui se trouve à côté l’un de l’autre, ont formé à l’origine une même motte de front pionnier. Les lieux-dits limitrophes indiquent par leur toponymes, des terres de végétation dégradée (essarts, bruyères, etc.) ou de zones de défrichement (brousse, bussière, bois brûlé, etc.). Mais le Bourbonnais dans son ensemble a une forte densité de noms de lieux habités issus de défrichement : sur les 320 commune actuelles du Bourbonnais, 400 lieux habités portent des noms de forêt dégradée, et 300 une végétation de petits bois [Germain, 2005:70].
Le paysage
La Direction Régionale de l’environnement d’Auvergne a effectué un inventaire des paysages du département de l’Allier (1995). Dans cet inventaire est nommé le bocage bourbonnais. Le bocage Bourbonnais est constitué des haies, vallons, cours d’eau et étangs, les quatre éléments constitutifs du bocage, interdépendants dans la gestion des eaux de ruissellement. Ces quatre éléments abritent une grande diversité :
- les étangs aménagés par l’homme et indiqués sur la carte de Cassini servent de lieu de multiplication des carpes et de réserves d’eau pour le bétail, les cultures, ou le gibier d’eau. La structuration du paysage (et notamment le dessin des chemins), était établie pour permettre l’accumulation des eaux en certains points du paysage (discussion avec Pierre Mainaud, éleveur sur la Ferme des Béguets). Sur le domaine, il existait 3 étangs à l’époque de Cassini qui, depuis, ont été asséchés.
- une rivière passe le long de la limite cadastrale de la Ferme. Cette rivière, largement polluée par l’agriculteur-éleveur situé en amont. Initialement connecté à un étang qui depuis a été asséchée, elle n’a d’activité importante qu’à l’époque des grosses pluies. Elle abrite néanmoins diverses faunes et notamment des ratons laveurs.
- Les haies servent notamment à la régulation de l’écoulement des eaux de ruissellement. Elles constituent un corridor écologique permettant la diffusion et la répartition des espèces sur un territoire. Elles limitent également l’érosion et sont des réservoirs de diversité biologique, contribuant à la formation d’un écosystème équilibré avec les prairies qu’elles encadrent. La haie abrite de nombreuses espèces d’oiseaux, d’amphibiens, de petits mammifères, insectes et autres invertébrés. Cette richesse assure un bon équilibre de l’écosystème : elle évite la multiplication excessive d’une espèce, chacune y trouvant vite son prédateur [Charte architecturale et paysagère, 2006]. Les haies sont construite en deux strates : la strate arbustive constitué généralement d’aubépine (Crataegus monogyna), de prunellier (Prunus spinosa) ou de saule (Salix integra). Et la strate arborée composée sur la Ferme de la Mhotte, de chênes pédonculés (Quercus robur) parfois multicentenaires.
- les vallons de la Ferme sont orienté au sud. La première parcelle mise en œuvre par les maraichers, est un champ en pente, bien ensoleillé, cette pente contribuant à évacuer les eaux (ce qui est d’une très grande importance en terre argileuse, qui, gorgée d’eau ne peut plus être travaillée et ne tolère plus le passage de tracteurs).
Le bocage avec ses haies basses taillées appelées « bouchures », est un parcellaire géométrique et morcelé s’adaptant à un terrain accidenté tantôt en plateau tantôt entaillé par des vallées caractéristiques d’un réseau hydrographique dense ponctué de nombreuses mares et étangs [Charte architecturale et paysagère, 2006]. Aujourd’hui, du fait notamment du réchauffement climatique et des sécheresses à répétitions, les rivières sont vides et les mares et étangs asséchés.
Trajectoire d’une expérimentation sociale
La Ferme de La Mhotte construite au XIXe siècle était liée à l’époque, dit-on, à une dizaine de fermes alentour avec lesquelles elle a entretenu des contacts plus ou moins forts tout au long de son histoire. Jusque dans les années 1960, la ferme est un lieu d’habitation et d’activité pour une quarantaine de personnes. Les liens avec les fermes alentour ont alors disparus. Les conditions de vie sont parfois très précaires. Les lieux d’habitation ne comportent pas toujours le chauffage ni l’eau courante.
Consacrée à l’élevage jusqu’en 1990, la ferme est rachetée en décembre 1991 par un groupe de personnes (souscripteurs, amis et soutiens des initiatives anthroposophiques en Allier) sous la forme d’une Société civile agricole d’une cinquantaine de porteurs de parts. C’est un domaine d’une cinquantaine d’hectares avec de nombreux corps de bâtiment qui permettent de mettre en place des logements individuels et collectifs et des espaces de travail.
Le groupe porteur de projet est issu de l’école de la Mhotte sur le domaine attenant, le Château de La Mhotte, qui dispose à l’époque d’un bail emphytéotique auprès d’un imprimeur parisien propriétaire. Par cet achat, la volonté était de créer un « troisième pilier » venant compléter les autres initiatives de ce petit territoire de recherche sociale formée par l’école de La Mhotte, le Foyer Michaël et la Ferme de Béguets (ferme biodynamique).
Dans un premier temps, cinq projets s’installent sur la ferme : une coopérative ayant pour objet de développer une plate-forme de distribution de produits biologiques sur l’Auvergne (Bio-centre, aujourd’hui L’échoppe). Une association culturelle, lieu de stages et de résidence pour jeunes créateurs (Le Chant des possibles). Une structure d’accueil de stages et séminaires. Un maraîcher. Un Jardin botanique (La Rose et la Passiflore). Ce dernier projet change de statut en 1995 et se transforme en une entreprise d’insertion, Terre de semences, ayant pour finalité de commercialiser des semences non enregistrées au catalogue des semences commercialisables. Ayant fait faillite, cette activité s’installera alors à Alès en 1999 sous le nom de Kokopelli.
Après la faillite de ce projet, et pour garder la ferme ouverte à de futurs projets sociaux, une famille prend en main la ferme, y plaçant à la fois son travail et son héritage. La dette contractée à l’issue de la faillite est progressivement remboursée jusqu’en 2012.
Après 2012, pour ré-ouvrir la gouvernance à un projet collectif et non plus familial, et régler la question de la propriété de telle manière à ce que les usagers puissent prendre en responsabilité leurs usages, un fonds de dotation, Terres franches, est créé, dont l’objet est de sortir la terre et le bâti de la propriété. Aujourd’hui, la majorité des parts détenues par des personnes physiques et morales dans la SCA (propriétaire) ont été progressivement données au Fonds de dotation Terres franches (aujourd’hui majoritaire).
Depuis 2013, l’association Ferme de la Mhotte a refondu son projet associatif en changeant de nom (l’association Sept Piliers devient l’association Ferme de la Mhotte) , en révisant ses statuts et ses buts, en réformant son système de gouvernance (création de l’assemblée, de commissions, etc.). La ferme de la Mhotte (www.fermedelamhotte.fr) est aujourd’hui un tiers lieu rural abritant 6 personnes morales indépendantes : la SARL Ekita (équithérapie), la SARL Echoppe (produits bio et équitables), l’association Ferme de la Mhotte (gouvernance et gestion des communs de la ferme) ; l’association Champ des possibles (recherche et production de projets artistiques), un Gaec de maraîchage en agriculture biodynamique, un fonds de dotation, une société civile agricole. La ferme de la Mhotte développe autour de ces personnes morales différentes activités : gîtes, ateliers, gratuiterie, magasin, cantine, programmation culturelle (théâtre, concert), impression, édition, éducation populaire, revalorisation, réemploi de déchets, gîtes, accueil de stages et résidences d’artistes, maraîchage, magasin coopératif, construction, hippologie et accueil de chevaux, plantes aromatiques, petits fruits. La ferme abrite également des personnes sous le statut d’indépendant, développant différentes activités agricole ou culturelle ; des habitants permanents et temporaires, dont éco-volontaires, services civiques et stagiaires ; des projets émergents. Elle dispose enfin de communs qui servent aux usages de ses membres. En 2019, la ferme travaille à refondre en profondeur son projet pour devenir un territoire d’expérimentation sociale sous le statut de SCIC (société coopérative d’intérêt collectif) qui serait fondé sur trois pôles : un pôle agricole, un pôle de services et un pôle art et recherche.
BIBLIOGRAPHIE
- Moret, J.-J. (Abbé) (2007). Histoire de Saint-Ménoux : temps préhistoriques, vie et culte de saint Menoux, l’abbaye, la paroisse, la commune, époque révolutionnaire, temps modernes (1907).
- Germain, René (2004). Chateaux, Fiefs, Mottes, Maisons Fortes Et Manoirs en Bourbonnais.
- Leguai, André dir. (1986). Grande encyclopédie de l’Allier, n° 2 : Histoire des communes de l’Allier, Éditions Horvath.
- Le jardin botanique de la Mhotte (1996). Pour la protection de la biodiversité (non daté, probablement 1996) (sans auteur : probablement Dominique Guillet).
- Direction Régionale de l’environnement d’Auvergne a effectué un inventaire des paysages du département de l’Allier (1995).
- Atlas cartographique du Schéma Régional de Cohérence Ecologique (SRCE) Auvergne. Mai 2015.