L’araignée

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Habitantes de nos maisons, si étrangères et si proches, considérées comme nuisibles, et encombrant nos recoins de toiles qu’on considère comme des signes de négligence, les araignées sont nos compagnes, comme les orties ou les mouches.

Auteur : Bureau d'études, groupe d'artistes, habitants à la ferme de la Mhotte

Dans la maison rurale que j’occupe, les araignées sont installées dans les coins des fenêtres. On considère généralement que c’est négligence, paresse ou fainéantise que de les laisser être ainsi. Seuls les châteaux endormis des contes de fées, libérés de leur roi, ou les granges désaffectées, peuvent être remplis de ces toiles, qui réstitue pourtant à l’espace déserté par les hommes, sa présence originaire.

Les toiles ne semblent pas avoir d’autre utilité que de déployer le corps diffus des araignées dans l’espace déserté. Ces objets si ténus ne sont pas des objets sur lesquels régner. Il est d’ailleurs bien rare d’y trouver une proie. Les toiles sont des espaces sensibles vibrant au faible coup que je leur donne, rétractant dans leur écheveau, le corps solitaire qui y niche.

Les araignées sont-elles aussi solitaires qu’on le croit ? Les araignées qu’on rencontre en France semblent dénuées de vie sociale. On ne les voit jamais ensemble. Ou, quand, on a la chance de les voir se rencontrer, elles semblent s’ignorer, chacune vaquant à ses occupations. Certaines se font des nids profonds ou elles sont enfouies dont il est très rare de les voir sortir. C’est une drôle de vie que d’être ainsi dans un trou si longtemps. Il est difficile de savoir ce qu’elles y font, si elles y sont éveillées. N’y sont-elles pas plutôt somnolentes ou dormantes, à moins qu’elles y rêvent, attendant l’improbable surgissement d’un insecte qui les subjugue soudain.

Parfois, lors d’un réveil nocturne, j’en aperçois une sur le mur, se détachant nettement sur le fond clair par sa couleur noire. Elle ne bouge pas. Elle tressaille seulement si je souffle dessus. Elle se rétracte ou s’enfuit et il est difficile de savoir où elle va.

On hésite à prendre ces araignées noires dans la main, le noir étant peut-être un signe de menace. Il n’y a aucune crainte de cette sorte, par contre, avec les faucheuses, ces araignées à grandes pattes, gris clair, que je cueille souvent dans les angles pour les jeter dehors, las de devoir sans cesse détruire leurs toiles. Ne sont-elle pas pourtant des habitantes légitimes ? Ces araignées semblent aimer les maisons. Peut-être parce que l’air y est calme et qu’on y trouve de la nourriture occasionnelle, ou quelles se sont habituées à cohabiter avec les humains.

À certains moments de l’année, les fenêtres se couvrent de toile et l’air est traversé de fils qu’elles projettent, pour je ne sais quel transport ou communication inter-spatiale. Il y a quelque chose de vertigineux à s’imaginer parcourir ces fils, dans ces vides immenses reliant sol et plafond. Ces fils parfois volent doucement dans l’air, accrochés nulle part et ne portant rien. Aucune araignée accroché à ces fils qui ondule quand on passe à côté d’eux, dénués donc de cette utilité dans laquelle on croit reconnaître l’indice de l’aliénation animale.

Les araignées – en particulier les faucheuses – sont les rares animaux sauvages que j’ai croisé dans un appartement parisien. Ces appartements sont généralement stériles et c’est une chance si on y voit une simple mouche. Mais les araignées n’y sont pas rares, quoique petites et faibles et claires. Rien de ces araignées charnues et poilues qui, pour une raison inconnue, font si peur.

Un jour, j’avais marché sur l’une de ces araignées noires. Sortie de derrière un vieux pot que j’avais déplacé, Elle était enceinte. Elle avait le ventre très gonflé, et son ventre crevant sous mon pied, il en était sorti quelques minuscules araignées noires qui bougeaient vivement. J’avais trouvé étrange qu’une araignée puisse avoir des êtres si mobiles dans son ventre, qui portaient eux-même, qui sait ?, des araignées plus petites et plus mobiles encore. Ces araignées sont des êtres du silence et du retrait. Rien ne laisse présumer qu’une quelconque nourriture puisse être trouvée dans ces déserts  où personne ne va jamais. Rien ne se présente jamais sans doute à ces êtres cachés, perdus dans les endroits négligés.

Aller dans ces endroits obscurs aiguise l’attention. L’abandon suggère le mystère et une conscience plus vive s’éveille quand on sent la présence possible de cet être caché qui, par l’effroi qu’il suscite fait de moi plus que moi-même. Je me plonge dans la toile obscure et chacun de mes mouvements accroît l’acuité de sa perception : elle sent ou je suis, et s’approche. Je me donne à elle et la sens entrer en moi et m’aspirer, laissant ma coquille vide emmêlée dans sa toile.