Je m’appelle Bastien Gallet. J’ai enseigné longtemps la philosophie et la théorie des arts au sein de différentes écoles d’art. Je suis éditeur au sein des Éditions MF, j’ai publié deux romans et écris de temps en temps des critiques pour les revues artpress et AOC (sur le théâtre et l’art contemporain).
Mon lien avec le projet du Laboratoire d’Écologie pirate, au départ, c’est Patrick Degeorges. Nous nous connaissons depuis le lycée. C’est avec lui et avec Elie Kongs (qui travaillait avec moi aux éditions MF) que nous avons, en 2010, créé une collection consacrée à l’écologie politique et à l’éthique environnementale, la collection Dehors, qui est devenue depuis les Éditions Dehors (dont s’occupe Elie Kongs).
C’est Patrick qui m’a initié à ces questions et fait découvrir ces textes à une époque où ils étaient encore très peu connus en France. C’est aux Etats-Unis une tradition riche et ancienne dont jusqu’à récemment on ignorait presque tout.
Nous avons donc décidé de traduire et de publier un certain nombre d’auteurs que nous jugions importants : Arne Næss, Paul Shepard, Holmes Rolston III, James J. Gibson (l’intrus de cette liste, un psychologue, auteur d’une fascinante approche écologique de la perception visuelle).
Très naturellement, j’ai été ravi de pouvoir participer à ce projet, de poursuivre avec d’autres les conversations et les réflexions que nous avions Patrick et moi.
C’est ce que nous avons fait lors d’un séjour dans la Drôme avec les co-fondateurs du Laboratoire d’Écologie pirate, Étienne, Denis Chartier, Nathalie Blanc et Cyria Emelianoff. Ce qui s’est passé là-bas est assez curieux. Nous n’avons réussi à nous mettre d’accord sur à peu près rien, sinon sur le fait que nous étions face à une crise, en vérité un effondrement, systémique, ce qui nous a laissé désemparés. Il nous fallait non seulement accepter cette évidence douloureuse, mais aussi le fait que nous étions impuissants. Aucun des outils épistémologiques et théoriques à notre disposition ne nous donnait les moyens de penser des réponses à cette situation. La seule perspective qui s’ouvrait à nous était de choisir un lieu et d’enquêter selon des modalités à inventer car nous ne voulions surtout pas reproduire les méthodologies existantes de l’enquête en sciences humaines et sociales.
C’est grâce à Denis Chartier que nous avons atterri (au sens que Bruno Latour donne à ce mot) ici, à la Ferme de la Mhotte. J’avais déjà entendu parlé de Bureau d’Études et de leur travail de cartographie. Il se trouve qu’ils ont étudié à la Haute École des Arts du Rhin, à Strasbourg, où j’ai enseigné pendant quelques années. Ils nous ont accueilli avec beaucoup de générosité et d’envie. Nous avons tout de suite su que c’était le bon endroit pour penser ce qui nous arrivait.
L’enquête que nous avons commencé à mener dans ce territoire s’est rapidement transformée en co-enquête avec ses habitants, et par là je veux dire tous ses habitants, non seulement les humains : nous avons ainsi croisé des insectes, des mouillères, des nappes phréatiques, des vaches et des veaux, des haies, des cochons, des puits, etc.
Ces enquêtes, car elles sont multiples et plurielles, m’ont permis de faire se rejoindre et se recouper certaines des préoccupations qui étaient les miennes depuis longtemps.
L’enquête menée à travers le projet de Laboratoire d’écologie pirate a d’abord été, pour moi, une enquête sonore. Il s’agissait d’aborder le territoire par le son. Enregistrer les sons. Enregistrer les voix. Enregistrer les ambiances. Ne plus voir, mais entendre. Ne plus regarder, mais écouter.
Je l’ai fait longtemps ici, un peu partout. J’ai pris des sons dans différents lieux, choisis et non choisis. J’ai repris des sons à différentes époques, car nous sommes souvent revenus ici. J’ai des strates temporelles sonores près de l’école Steiner de la Mhotte, dans le bois, sur les chemins. Je pourrais presque faire une cartographie sonore et temporelle des lieux.
Paysage sonore
Une des enquêtes que je mène concerne le paysage sonore. J’essaie de le repenser à la fois pratiquement, en prenant et en composant des sons, et théoriquement, par exemple en interrogeant le concept de Soundscape tel que Raymond Murray Schafer l’a élaboré dans son grand livre de 1977 qui a connu plusieurs titres: The Tuning of the world puis The Soundscape).
La conception que propose Murray Schafer consiste à transposer dans le champ sonore le lexique et les catégories du monde visuel : les notions de perspective et de profondeur de champ, l’opposition entre figure et fond (les sons individués et l’ambiance sur laquelle ils se détachent), etc. Par conséquent, tout environnement sonore peut être un paysage à condition qu’il présente une perspective claire, des figures sonores isolées et donc qualifiables, des plans présentant des tonalités homogènes. Le modèle est ici clairement celui du paysage visuel. Schafer se contente simplement de remplacer l’œil par l’oreille : une oreille témoin, earwitness, qualifiée de clairaudiente, clairauditive, autrement dit une oreille étrangement abstraite, non située et à distance du paysage qui de déploie devant elle. Mais son concept emprunte aussi à la culture de la haute-fidélité : il parle de paysages hi-fi et lo-fi, appliquant à la perception auditive un schèma technique, le ratio signal-bruit. On pourrait dire que Murray Schafer fait un double geste pour le moins paradoxal : celui de naturaliser et de techniciser le paysage sonore.
J’ai profité du temps long passé à la Mhotte pour expérimenter d’autres concepts et mettre en pratique d’autres rapports aux sons qui nous environnent : les concepts de lisière et d’[écotone](https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89cotone) par exemple. Un écotone est un terme qui désigne, en écologie, des zones frontières entre des milieux ou des écosystèmes.
Ce concept est d’autant plus pertinent que ces zones n’ont jamais été aussi nombreuses. Notre paysage est de plus en plus troué, hétérogène, traversé. Il n’est aujourd’hui plus guère d’espaces qui ne soient traversés de sons venus d’ailleurs. Difficile de prendre des sons en forêt sans en capter d’autres, non forestiers, sons de voitures, d’outils, d’avions, de quads… Notre monde ne sera bientôt plus qu’un ensemble de lisières, de zones contacts, même dans le monde rural. Enregistrer des paysages sonores “purs”, comme le fait par exemple avec beaucoup de talent Bernie Krause, est devenu presque impossible et sans doute un peu vain. Il faut accepter l’impureté de nos paysages.
Le son traverse les limites entre les zones et les milieux. En écoutant et en enregistrant des sons, on se rend compte très vite que nous sommes entourés de limites et de frontières, le plus souvent invisibles, et que les plus intéressantes ne sont pas humaines.
D’après le bioacousticien Gordon Hempton, il n’existerait sur terre qu’une cinquantaines de zones où les activités humaines ne se font pas entendre, des espaces de silence humain, et malheureusement aucun en France (https://www.soundtracker.com/).
Il y a là un travail pratique et théorique à mener de front, et qui implique une tout autre relation à ce qui nous entoure. Il faut accepter que les sons se mélangent et reconnaître une hétérogénéité première. L’écoute nous donne accès simultanément à différents espaces que l’on apprend très tôt à composer ensemble. Il n’y a pas une mais une multitude de perspectives qu’on en peut unifier qu’artificiellement. Dénaturalisons le paysage sonore sans le techniciser à outrance non plus. Les sons existent mais il faut développer des techniques, notamment corporels, pour les entendre et les identifier, mais aussi pour les imiter et les produire.
C’est une manière à la fois intuitive et technque d’aborder le territoire. Ecouter, enregistrer, écouter ce qu’on a enregistré, revenir, se déplacer, attendre. Il fait être patient et adopter le précepte du microphone : celui de l’équanimité de tous les sons, fussent-ils accidentels, intérferés, non désirés.
Cela nous oblige à penser la coexistence des sons et donc des êtres et des pratiques sur un même territoire.
Je pense que c’est un excellent point de départ que de reconnaître que des sons d’origines très diverses coexistent les uns avec les autres, quoi qu’on fasse, et que cette coexistence est préceisément ce qui constitue un territoire. Évidemment, des querelles de voisinage ne manqueront pas de se produire, certains sons en couvriront d’autres. Mais rien ne nous empêche de prendre la défense des sons précaires ou étouffés.
C’est aussi reconnaître, grâce à une écoute plus attentive, qu’il y a, derrière les sons les plus évidents et massifs, d’autres sons plus discrets, moins aisé à entendre, plus fragiles, mais tout aussi intéressants. En écoutant, peu à peu, on accède à d’autres dimensions du territoire, voire à d’autres niveaux d’une réalité à laquelle la vue n’accède que superficiellement.
Par exemple, si l’on se met au niveau du sol suffisamment longtemps pour y adapter notre perception, un tout autre paysage apparaît, foisonnant, étagé et multiple. Dans la pièce principale du gîte où nous logeons, quand le silence se fait et qu’on prête l’oreille, on entend clairement le grignotement continu des termites dans les poutres de bois.
Fiction
Une autre approche de l’enquête que nous avons développée au sein du laboratoire d’écologie pirate a trait à la fiction. Ce fut au départ une idée de Nathalie Blanc. Elle a proposé un atelier d’écriture où l’on devait essayer d’observer, de décrire puis d’adopter le point de vue d’un animal. Il s’agissait de composer avec lui, en l’observant, un texte qui, soit rende compte de cette expérience, soit reconstitue son rapport singulier au monde.
Il s’agissait d’essayer de penser l’impensable, c’est à dire de penser le monde du point de vue d’un autre vivant, ce qui est signe et ce qui fait sens pour lui. On pourrait mettre cette approche en résonance avec les travaux de Jacob von Uexküll et plus généralement avec ceux de la biosémiotique.
Les mondes animaux sont autant des mondes que les nôtres. En ce sens, ils constituent des mondes parallèles au nôtre. Pas besoin de faire de la science-fiction pour explorer d’autres mondes, il suffit d’observer ceux que Paul Shepard appelle “les autres”. D’autres mondes réels au sein d’un même monde qui n’est pas le nôtre, mais la composition de ceux qu’inventent tous ceux qui le peuplent.
Ce travail-là, se mettre à la place des autres vivants, m’intéresse parce qu’il hétérogénéise le monde autrement que par les sons. Car derrière ces sons, il y a des êtres qui ont d’autres modes de perception et de relation et pour qui ces sons soit n’existent pas, soit ont un autre sens que pour nous. Cette approche recoupe un travail d’écriture que je mène par ailleurs. J’ai écrit trois fictions qui posent autrement cette question.
Je réfléchis en ce moment sur ce que cela peut vouloir dire de rencontrer un individu d’une autre espèce, notamment par les sons ou par la musique. Dans quelle mesure et sous quelles conditions cette rencontre peut-elle avoir lieu ? Il ne s’agit pas seulement de noter ou de mettre en musique les voix animales mais d’interagir par le son avec des individus d’autres espèces. Dans la mesure où ces sons n’ont a priori pas le même sens pour eux et pour nous, comment penser néanmoins une expérience partagée ?
Par exemple, le plaisir que l’on prend à jouer peut-il être partagé ? On peut s’imaginer qu’il l’est avec un animal domestique, mais peut-il l’être avec un animal sauvage, un oiseau chanteur par exemple ou une baleine ? Il existe assez peu d’espèces animales qui apprennent à vocaliser, les oiseaux-chanteurs et les cétacés en font partie, avec l’humain, seul primate qui doit apprendre sa voix.
Interagir avec tel ou tel individu est possible mais on ne saura jamais ce qui s’est vraiment passé, si une rencontre s’est réellement produite. Certains musiciens (David Rothenberg et Jim Nolmann par exemple) improvisent avec des animaux mais on se demande toujours ce qui relève de la simple simultanéité et ce qui relève de l’interaction. En revanche, l’on sait que sur de longues durées, l’humain a beaucoup imité l’animal, pour le chasser mais aussi pour varier ses sons et ses chants, inventer peut-être sa propre musique. Et rien ne nous empêche d’imaginer que ce fut aussi le cas pour d’autres espèces, dans une bien moindre mesure certainement.
Les partages d’expérience entre êtres vivants s’effectuent à des échelles qui ne sont pas celles d’une vie animale ou même d’une vie humaine.
Les travaux d’Eduardo Kohn sont intéressants à ce sujet. Son utilisation des concepts du philosophe américain Charles Sanders Pierce lui ont permis de penser des modes de représentation non uniquement symboliques : des représentations par contiguïté (indices, la fumée et le feu) et par ressemblance (icônes, la fleur qui imite l’insecte). Tous les vivants se représentent le monde, mais pas de la même manière. L’humain a privilégié la représentation symbolique, ce qui ne veut pas dire qu’il faille déconsidérer les autres.
Aux niveaux indiciels et iconiques, nous avons de multiples relations avec les vivants que nous ignorons avoir et qu’il ne tient qu’à nous de développer.
Pour de très nombreux Amérindiens, les chants humains viennent de la forêt où ils leur ont été enseignés par les oiseaux, c’est-à-dire par les esprits qui revêtent à nos yeux l’apparence d’oiseaux. Ils ne composent pas leur musique, ils l’empruntent, et quelque fois la volent, aux esprits animaux.
Ce que ces histoires nous disent, c’est que nous nous sommes constitués en tant qu’espèce dans cette relation avec d’autres espèces. Nous sommes le fruit de ces échanges millénaires.
Nous sommes le produit de ces relations que nous avons noué avec les êtres qui nous entourent, quel que soit le règne auquel ils appartiennent.
Nous, les modernes, sommes comme des ignorants ou des idiots qui devons toujours réapprendre ce que nous sommes censés savoir depuis toujours.
Nous redécouvrons ce que nous sommes au moment précis où l’altérité tend à disparaître.
Le son et la fiction sont deux manières de retisser des liens existants, que l’on a oublié que nous avions et que l’on ne sait plus ni reconstituer ni penser. Bien sûr, nous ne pouvons retrouver ces liens perdus, nous sommes obligés de le faire autrement. Et cela peut passer par l’art, mais aussi par l’agriculture, la philosophie, etc.
Savoirs
J’ai l’impression qu’à chaque fois que nous venons enquêter, et à chaque fois l’enquête change un peu de nature, nous approfondissons ce rapport au territoire et que celui-ci, étrangement, augmente. La géographie constituait une première approche. Le son en était une deuxième. La fiction une troisième. Récemment, nous avons eu accès à un autre aspect du territoire, sa dimension énergétique, qui impliquaient d’autes acteurs et un autre type d’expérience. Il y a ces réseaux d’énergie dans le sol qui font partie de la réalité du territoire, auxquels certaines personnes ont accès et auxquels elles peuvent donner accès. Notre rôle est de les considérer, de les inclure dans l’enquête même si celle-là doit se repenser un peu si elle veut en faire un de ses objets.
Je ne vais pas rentrer dans le détail de cette enquête, il est encore trop tôt, mais on peut en tirer dès maintenant une conclusion, assez évidente : il y a des réalités ou des entités qui font partie du monde sur lequel on enquête mais qui n’ont, du point de vue des savoirs académiques, aucune existence possible autrement que comme constructions culturelles. Ce qu’elles ne peuvent être si nous voulons mener l’enquête correctement. Nous devons supposer l’existence de ces réalités si nous voulons partager avec celles et ceux que nous rencontrons l’expérience qu’ils ont du monde.
Elles ont d’ailleurs pour eux différents statuts selon le système de croyance dans lequel ils choisissent de les inscrire. Ce qui produit un étrange appariement entre des pratiques assez sûres d’elles-mêmes et des théorisations plutôt hétéroclites et disparates. Tout se passe comme si le lien entre pratiques et savoirs s’était rompu à un moment donné, que celles-ci s’étaient transmises mais sans la culture dans laquelle elles s’incarnaient et qui fut balayée quand on industrialisa l’agriculture et technicisa son enseignement après la seconde guerre mondiale.
L’anthroposophie, que fonda Rudolf Steiner, très présent ici, est un de systèmes possibles d’interprétation de ces réalités surnuméraires. Il en est d’autres. Peu importe au fond. Ces pratiques font exister des entités incompatibles avec notre ontologie scientiste et naturaliste. C’est donc elle qu’il faut interroger. Que devons-nous changer à notre ontologie pour qu’elle rendre justice à ces entités ? La question est bien philosophique autant qu’anthropologique. Et puisque nous partageons ces expériences et en sommmes affectés, c’est sur nous-mêmes que nous devons aussi enquêter.
Socrate est le premier à avoir dit à ceux qui possédaient des savoirs situés qu’ils ne savaient rien, à ceux qui maîtrisaient parfaitement leur pratique ou leur art mais étaient incapables de le penser abstraitement, d’en énoncer l’essance, qu’ils étaient des ignorants. La connaissance qu’ils avaient de leurs pratiques étaient suffisantes pour l’exercer mais cela ne suffisait pas, il fallait en faire jaillir l’Idée, la porter au Concept.
Nous sommes encore dans cette position socratique. Nous pensons savoir plus et mieux que ceux qui savent effectivement. À tel point que nous avons empêché ceux qui savaient d’exercer leurs savoirs. Nous les avons acculturés. Nous avons remplacé ces savoirs situés par d’autres, non situés et donc meilleurs parce qu’applicables partout et dans toutes les circonstances, qu’on peut systématiser et enseigner dans les écoles.
Nous avons renversé le système fonctionnel du savoir, qui était empirique et qui est devenu abstrait.
Il ne s’agit pas de critiquer la science pour autant. La pratique de la science est beaucoup plus hétérogène, complexe et étrange que les scientifiques eux-mêmes veulent bien le reconnaître et que les épistémologues le disent. Il s’agit de redonner à ceux qui savent la consistance de leurs savoirs et l’efficacité de leurs pratiques.
Nous sommes pour le moment au milieu du gué. Peut-être l’étape suivante consistera-t-elle à nous transformer par le territoire et enseigner par ceux qui y vivent.