Je suis Alexandre Monnin. Je suis philosophe de formation. J’ai fait une thèse de philosophie, à l’Université Paris 1, qui portait sur la philosophie et l’architecture du web. Je l’ai débuté en 2006 et terminé en 2013. Il y a dix ans, faire une thèse sur la philosophie du web était assez peu commun, et cela le reste aujourd’hui.
L’idée de ma thèse, en philosophie du web, était notamment d’aller observer des collectifs, en l’occurrence les architectes du web, qui selon moi, répondaient à des questions philosophiques sans être des philosophes et avec des moyens différents de ceux de la philosophie traditionnelle. Ils fabriquaient les standards techniques qui sont constituent la base du web.
Il s’agissait donc, au travers cette thèse, de sortir un peu des limites académiques et d’une vision de la philosophie enfermée dans les livres, pour aller voir une sorte de philosophie en actes, fabriquées par d’autres que des philosophes. Il s’agissait de mesurer les conséquences que cela pouvait avoir sur la philosophie elle-même.
De 2014 à aujourd’hui, j’ai été chercheur chez INRIA, un institut d’informatique qui n’accueille normalement pas de philosophes. Cela fait suite à des années de collaboration avec cet institut, notamment dans le domaine du web sémantique où j’ai mené des projets importants en France. À la fin du mois, je quitte INRIA après trois ans et je vais rejoindre l’École Supérieure de Commerce de Clermont Ferrand et Origens Medialab, un laboratoire de recherche hors fonction publique créé par Diego Landivar qui est également enseignant dans cette école de commerce.
Origens Medialab est un laboratoire de recherche qui pose des questions qui ont trait à la transition anthropocénique, c’est-à-dire notamment à la crise du climat que nous vivons actuellement.
Origens Medialab s’intéresse notamment à ce qui se passe aujourd’hui en Amérique latine, ce qui peut être un horizon pour comprendre les communs. Nous nous intéressons en particuliers aux constitutions andines et bolivariennes, c’est-à-dire en Équateur et en Bolivie mais aussi ailleurs sur le continent. Nous nous appuyons sur des penseurs, des mouvements populaires, des mouvements indigénistes.
Démarche
Je m’intéresse depuis quelques temps aux limites. Ayant été chercheur dans un grand institut de recherche français, bien doté et synonyme d’excellence, je peux mesurer en actes les limites de l’excellence à la française dans la recherche, et notamment le modèle de compétition, le modèle de financement de la recherche et ses limites. Je mobilise notamment cette notion de limite au regard de l’horizon qui est le nôtre, c’est-à-dire celui de l’anthropocène. Cette ère géologique nouvelle décrit une situation où l’activité humaine et notamment industrielle entraîne un dérèglement, pas simplement du climat mais des conditions d’existence sur Terre. Ce dérèglement va aller en s’accélérant et peut mener à des situations extrêmement problématiques dans les années et décennies à venir. Nous avons changé globalement les conditions de vie sur Terre, et cela a des conséquences immédiates, et extrêmement forte. J’ai pu mesurer que cet horizon là n’était pas pris en considération par les chercheurs, qui ont une difficulté à le penser. J’ai tenté d’aborder ces questions pour essayer de réorienter certains programmes de recherche, en particulier dans le domaine de l’informatique – domaine où l’on continue à avoir des financements, et sur lequel la puissance publique entend s’appuyer afin de relancer la croissance, ou en tout cas d’assurer une certaine croissance et donc un certain niveau d’emploi. Ceci est un horizon immédiat, mais d’autres perspectives ont du mal, finalement, à s’y greffer ou engager une réorientation. Nous avons des difficultés à penser les finalités de notre action.
Dans la recherche pratiquée aujourd’hui, les chercheurs ne doivent pas penser les finalités de leurs actions. Penser les finalités de son action, c’est déjà, d’une certaine manière, outrepasser ses prérogatives en tant que chercheur. Dans la légion, réfléchir c’est désobéir Je pense que c’est également vrai dans le monde de la recherche.
Trop réfléchir revient à désobéir, parce que cela revient à réfléchir sur ses propres conditions de travail. Il se trouve que c’est quelque chose que les artistes ont l’habitude de faire, en tout cas depuis les années 50-60 avec l’art conceptuel et la critique institutionnelle. Il existe des espaces où l’on peut réfléchir à ses conditions de travail, à ses modes de financement, aux finalités de la commande et de toutes les conditions institutionnelles. Par contre, j’ai pu mesurer que, dans la recherche, n’existe pas véritablement d’espace pour mener une forme de critique institutionnelle. Alors que l’on en n’aurait, plus que jamais, besoin aujourd’hui. Donc, je me suis heurté à ces difficultés et j’ai finalement essayé de mener une action qui ressemblerait un peu à la critique institutionnelle (connue dans le champ artistique) dans le domaine de la recherche, qui n’était pas forcément mûr pour l’accueillir. Cela m’a amené à explorer d’autres voies pour mettre en œuvre ces projets. J’avais une petite connaissance du monde de l’art contemporain, parce que j’avais été, entre 2014 et 2016, l’architecte du système d’information de l’archive de la Fondation d’Art contemporain des Galeries Lafayette . Cela m’a donné une vision plus précise du monde de l’art contemporain, et de ce qu’il était possible de faire. Pour moi, un des enjeux était justement de reprendre certaines postures et d’essayer de les apporter dans la recherche. Et par ailleurs, il s’agissait de continuer un mouvement que d’autres ont entamé, et qui consiste à importer, dans le domaine de l’art contemporain, la notion d’enquête. Cette notion est très importante en sciences sociales. C’est ce que certains, comme Bruno Latour avec l’École des Arts Politiques de Sciences Po – Programme d’Expérimentation en Arts Politiques (SPEAP) – ont essayé de faire. Il s’agissait donc de m’inscrire dans ce double mouvement, et d’aller chercher ailleurs les instruments, les pratiques et les horizons, peut-être parfois, dont on peut avoir besoin dans un domaine donné, parce que d’autres ont peut-être plus avancés sur certains points Je pense que nous sommes à une époque où nous avons besoin de nous doter d’alliés. Et, pour ce faire, il est intéressant et important de sortir de son domaine, et d’aller voir d’autres praticiens d’autres formes d’organisation, d’autres institutions, et essayer ensuite de les réimporter dans son domaine propre tout en continuant à tisser des liens vers l’extérieur. Tout ce mouvement là, finalement, s’est concrétisé à l’occasion d’un projet que j’ai pu mener au sein d’un IDEX, entre janvier et septembre 2017, porté sur la question de la valeur et de la mesure de la valeur pour favoriser la coopération. Il s’agissait notamment de mesurer des éléments que l’on ne mesure pas en général. Si l’on peut facilement mesurer la valeur avec de la monnaie ou autre moyen de transaction financière, il s’agissait de mesurer d’autres formes de valeur, que l’on ne voit pas et que l’on laisse en général de côté : valeur d’usage, valeur symbolique, mais aussi les valeurs.
L’idée du projet était de favoriser la coopération, par la mesure de toutes les formes de valeur, y compris celles qui sont en général inaperçues. Le projet devait permettre aux gens de devenir plus facilement des alliés, en s’accordant sur un certain nombre de valeurs qui facilitent leur action commune.
Ce projet m’a amené à visiter des lieux intéressants, que l’on peut considérer comme des tiers-lieux, et en même temps des lieux qui peuvent excéder aussi cette définition. Ceux sont des lieux innovants où l’on fabrique des communs et du savoir.
Nous avons essayé d’aller sur place pour comprendre comment fonctionnaient ces lieux, et quelles étaient les valeurs qui animaient les gens. Nous avons tenté de représenter ces valeurs : ce à quoi l’on tient, ce que l’on value, et ce qui nous tient.
Ces choses peuvent être négatives comme positives. Ce qui nous tient n’est pas toujours quelque chose de positif. On peut être tenu de fait par une histoire, un héritage, par des éléments difficiles à gérer. Nous sommes allés dans ces lieux pour tenter de comprendre leur fonctionnement, d’une part. Et d’autre part essayer de comprendre en quoi, en visitant cette variété de lieux, en voyant cette variété de pratiques, on pouvait là aussi tisser des liens, des réseaux d’alliés en faisant que ces lieux puissent s’inspirer les uns des autres. Il s’agissait de faire en sorte que ces lieux, s’ils rencontraient un problème ou une situation difficile, puissent essayer d’y répondre.
Artiste de la recherche
Je trouve intéressant de réfléchir à la notion d’artiste de recherche, c’est-à-dire d’articuler la recherche à une dimension de critique institutionnelle en questionnant les propres conditions d’exercice du chercheur. Dans ma thèse, je m’étais déjà intéressé à faire émerger une philosophie sans philosophe, hors de la discipline académique et de la philosophie traditionnelle, hors des livres. Il s’agissait d’étudier une philosophie de praticiens, de gens qui allaient produire des normes techniques, en se posant des questions philosophiques dans le cadre de leur travail au quotidien. En étudiant le web et le numérique, il était intéressant de constater que des questions philosophiques se posaient en actes, et que d’autres types de réponses étaient apportées que celles auxquelles les philosophes avait pensé jusque là.
Ma thèse m’a amené à défendre l’idée d’une philosophie empirique, c’est-à-dire une philosophie qui nécessite finalement d’appréhender un terrain, sa complexité, pour que l’on puisse la mener à bien. Par philosophie empirique, il s’agit non pas seulement d’apporter des réponses, mais de se mettre à l’écoute des pratiques et de l’activité de certains acteurs sur un terrain pour comprendre ce qui s’y déroule.
Ma démarche dans le domaine de l’art contemporain m’a permis d’expliciter davantage une critique des conditions d’exercice de la recherche, dans la continuité de la critique institutionnelle. Il s’agissait moins de me donner les moyens de critiquer que de me donner la permission de critiquer en transformant cette critique en quelque chose. Je pouvais déjà être critique vis-à-vis des conditions d’exercice de la recherche, mais sans forcément imaginer qu’il était possible d’en faire quelque chose. Mon expérience professionnelle dans le domaine de l’art contemporain m’a permis d’effectuer une espèce de saut, me mettant au contact d’une discipline et m’incitant à mon tour à me poser la question de savoir ce qu’il était possible de faire de ce questionnement. Par ailleurs, certaines sources théoriques, sur lesquelles je m’étais appuyé dans ma thèse et dans mon travail dans le champ de l’art contemporain, étaient des approches qui hybridaient les sciences sociales et la philosophie. Je pense aux travaux de Bruno Latour, d’Antoine Hennion et bien d’autres. Ces travaux m’ont beaucoup influencé. J’avais notamment, pendant trois ans, participé au séminaire autour d’Antoine Hennion à l’École des Mines, où l’on essayait de repenser les sciences sociales et la philosophie hors de leur posture institutionnelle classique, mais en dépassant aussi d’autres postures qui essaient d’aller plus loin, comme par exemple la recherche-action (qui ne parvient pas à transcender les deux termes qu’elle accole). Il s’agissait de trouver une posture qui sortent des apories, et d’un certain rapport au savoir que peuvent nourrir les sciences sociales.
Il s’agissait de tendre vers des sciences plus impliquées, des sciences qui peuvent s’inspirer de certaines démarches et pratiques artistiques, qui peuvent nourrir ce besoin d’enquête sans renoncer à la théorie et aux idées.
De ma thèse à mes activités actuelles, existe une sorte de trait, que j’ai essayé de prolonger. Une ligne, qui n’est peut-être pas forcément visible de l’extérieur, mais qui est pour moi tout à fait évidente, et qui m’amène à questionner de nouveaux formats pour la recherche et pour l’art. Je fais le constat que la recherche contemporaine et l’art contemporain rencontrent approximativement les mêmes problèmes. La question de l’autonomie est un problème dans les deux cas. Les chercheurs comme les artistes luttent pour leur autonomie. Mais c’est en même temps un facteur d’enfermement et une limite très nette à leur horizon. La question des financements par projets est, pour l’art comme pour la recherche, extrêmement problématique. On est censé avoir trouvé ce que l’on cherche avant même de l’avoir cherché. J’ai essayé de trouver des réponses aux problèmes que l’on rencontre dans les deux domaines. En ce sens, nous conduisons avec Diego Landivar un projet qui articule justement Arts et Sciences en s’inspirant des Nouveaux Commanditaires. Ce projet doit permettre à des publics – qui affrontent un problème, une controverse socio-technique – de formuler ce problème avec l’intervention d’artistes. L’enjeu, pour ces commanditaires, consiste à être ensuite en capacité de passer commande, soit d’une oeuvre d’art dont ce public a besoin, soit de s’adresser à des Nouveau Commanditaires des sciences – qui peuvent les orienter vers le dépôt d’un projet de recherche classique ou imaginer nouvelles modalités pour la recherche, associée à de nouvelles modalités de financements (à la manière de ces nouvelles sciences impliqués qui dépendent de deux laboratoires, qui ne sont plus forcément des laboratoires publics mais d’autres formes de collectifs). Il s’agit de développer des formes singulières de coopération entre l’enquêteur et l’enquêté, en repensant les formats de la recherche et en s’appuyant sur le travail de certains artistes – qui travaillent des situations où qui œuvre à l’explicitation des infrastructures. En reformulant par l’art la problématique d’un collectif, la démarche facilite la collaboration avec des chercheurs. Nous essayons de transposer le modèle des Nouveaux Commanditaires au domaine de la Recherche en train de se faire.
Nous nous efforçons de repenser la recherche d’une manière non conventionnelle, en redéfinissant des conditions d’exercice – à la fois en terme de financement mais aussi pour la recherche elle-même – qui permettent de la mener à bien aujourd’hui dans les conditions qui sont les nôtres. Il s’agit ici de remettre les communs au coeurr de la démarche artistique et de la démarche scientifique.
Infrastructure
Par définition, en sciences sociales, les infrastructures sont ce que l’on ne voit pas Pourtant, elles sont ce qui fait tenir une situation et permettent d’avoir un autre regard sur le monde dans lequel on vit et de mieux le comprendre.
Les infrastructures sont des communs dont on ne sait pas qu’ils sont des communs. Quelque soit leur statut, et bien qu’ils soient parfois privatisés, ce sont des biens communs au sens où l’on dépend tous de ces infrastructures pour mener la vie que l’on mène.
Et parfois, ces infrastructures nous fond mener une vie que l’on ne souhaite pas mener, et produisent une sorte de phénomène de latence sur ce qu’il est possible de faire. Pour moi, un des grands enjeux est déjà de comprendre et de donner à voir des infrastructures. Par exemple, nous sommes aujourd’hui accueillis à la Ferme de la Mhotte par le collectif Bureau d’études, auteur de l’ouvrage Atlas of agendas – mapping the power, mapping the commons (2015). Dans ce livre précisément, le collectif essaie de cartographier des infrastructures comme celle du capitalisme contemporain, en regard à des cartographies de communs. Ce renvoie entre communs et infrastructure du capital très intéressant.
Pour moi, la mise en commun est finalement une manière de partager à la fois un savoir théorique et pratique sur des infrastructures, que celles-ci soient naturelles ou artificielles. Même si aujourd’hui, il n’y a pas vraiment de différence entre ces deux types d’infrastructures car elles ont des effets l’une sur l’autre, et on ne peut plus vraiment distinguer les deux.
Avoir une conception claire de ce que sont les infrastructures, c’est déjà une manière de s’emparer du commun et d’y tendre.
Anthropocène
Je m’intéresse depuis maintenant 2 ans à la question de la fin du numérique. Même si cela peut surprendre, il s’agit de questionner l’avenir des technologies, et de fait, la fin potentielle et probable de celles-ci. Je m’intéresse à essayer d’amortir cette fin, d’une part en commençant déjà à y réfléchir, et d’autre part en cherchant des alternatives permettant de se donner les moyens d’arrêter d’utiliser partiellement ces technologies. Ces technologies sont un héritage commun. De la même manière, nous héritons des centrales nucléaires, que nous le voulions ou non, que nous soyons pro ou anti-nucléaire. Nous ne pouvons pas les ignorer, tourner les talons et les laisser vivre leur vie ou tomber en décrépitude. Nous sommes obligés d’en faire quelque chose.
Il y a donc là quelque chose qui est de l’ordre du commun et qui exige que l’on se dote de nouvelles règles de gouvernance pour ces infrastructures, avec un horizon qui est celui de l’anthropocène.
Notre horizon est probablement celui de la fermeture progressive de ces infrastructures. Et il s’agit de développer une ingénierie de la fermeture, parce que cela n’existe pas encore aujourd’hui. Nous héritons de cela, nous ne pouvons pas nous en passer, mais cela ne va pas pouvoir durer. Alors que faisons-nous ? Comment essayons-nous finalement de fermer ces infrastructures dont nous sommes totalement dépendants aujourd’hui, mais qui ne sont pas durables ? C’est à mon sens un des enjeux des communs pour l’avenir.
Le commun n’est pas constitué uniquement de choses positives. Nous héritons aussi de communs négatifs. Il faut les gérer, et pour cela, se doter de règles de gouvernance, de capacité de visualisation qu’apportent les arts.
Je prends l’exemple du collectif Bureau d’études, qui fait cohabiter dans ses cartographies des communs positifs et des communs négatifs. Sachant qu’il y a aussi des aspects négatifs dans les communs positifs et inversement. Par exemple, les centrales nucléaires apportent de l’énergie partiellement décarbonée. Et en même temps les communs positifs nous font nous heurter à tout un ensemble de situations où il faut par exemple exclure parfois ceux qui abusent ce des communs. C’est pourquoi la notion d’infrastructure permet de penser ensemble ces deux aspects.
Valeur
Je souhaiterais ici parler de valeur, non pas au sens de la valeur morale tel qu’on peut l’entendre habituellement. Pas uniquement non plus au sens de valeur marchande qui se traduit par la valeur d’échange. Il s’agirait plutôt ici de parler de valeurs, c’est-à-dire de quelque chose qui associe ces deux sens du mot valeur, et qui permette de les penser ensemble.
Cette notion de valeurs peut s’entendre d’une manière que je rattache à une tradition pragmatiste en philosophie et en sociologie qui est « ce à quoi nous tenons et ce qui nous tient ».
C’est-à-dire ce à quoi nous donnons de la valeur, ce que nous valorisons, et en même temps ce qui nous tient, c’est-à-dire ce dont on hérite, auquel on est attaché qu’on le veuille ou non. Nous sommes attachés à nos conditions d’existence, à nos infrastructures, même si elles sont négatives et qu’elles nous entraînent aussi parfois sur une pente dangereuse. Ce qui m’intéresse est de donner à voir la valeur produite par une institution à tous les niveaux. Et cette valeur est quelque chose d’invisible. Nous avons des critères pour mesurer les transactions et la valeur d’échange par l’économie, mais nous n’avons pas forcément de critères d’évaluation pour d’autres formes de valeur, qui serait de l’ordre de la valeur d’usage ou relèveraient du symbolique ou d’autres éléments que l’on pourraient imaginer.
Ces formes de valeur – invisibles – restent en arrière-plan, pourtant sans celles-ci l’économie classique telle qu’on la connait aujourd’hui ne fonctionnerait pas.
Cela peut tenir, par exemple, à la contribution des mères qui s’occupent des enfants – quelque chose qui ne serait pas forcément valorisé sur le mode d’un salaire – proposition qui rappelle plutôt des programmes d’extrême droite – mais par des formes de valorisation à inventer. Cette valeur est de fait produite par une activité – essentiellement féminine – et sans laquelle finalement d’autres activités ne pourraient pas se développer. Il s’agit de comprendre la valeur produite par une institution, une organisation ou un acteur, à tous les niveaux, et d’essayer de lui donner les moyens de la donner à voir. Cela peut passer par une cartographie ou par un effort de visualisation ou de représentation qui mobilise des moyens artistiques. Je pense que c’est un enjeu extrêmement important.
Il y a un enjeu de desinvisibilisation qui tient à la question de la valeur.
L’idée est d’aller voir des institutions et d’essayer de comprendre la valeur qu’elles produisent, au-delà de ce qui est pris en compte lorsqu’on les évaluent. Par exemple le soin aux personnes. Nous avons été à Manchester dans un lieu qui accueille des artistes. Dans ce lieu là, il y a un soin particulier apportés aux personnes qui souffrent de maladies mentales. Évidemment, ce n’est pas forcément un élément qui va être pris en compte quand on va évaluer l’impact de ce lieu. Mais c’est tout de même un élément très important puisque c’est un lieu qui s’adresse à des populations d’artistes qui peuvent être particulièrement concernés par ces questions-là. Cette question du soin, de la valeur qui n’est pas reconnue ou pour laquelle on ne dispose pas de critères pour la mesurer, est à mon avis très importante et rejoint cette question des communs.
S’il l’on peut se doter de ressources, d’infrastructures et s’il l’on peut avoir une économie qui est ce qu’elle est aujourd’hui, c’est aussi en grande partie parce que toutes et tous, nous bénéficions de ce travail caché par de nombreux acteurs, au sein de la famille, dans l’entreprise, dans des tiers-lieux, ailleurs. Pour avoir une vision précise de ce que sont les communs, il faudrait se donner la capacité d’appréhender ces valeurs qui ne sont pas des valeurs d’échange et qui dépassent une vision classique de l’économie.
Art
Pour moi, l’art et le commun sont dans des situations intéressantes parce que l’art, finalement, essaie de témoigner d’une forme de singularité. On essaie de produire une singularité.
La question qui se pose est de savoir comment articuler cette singularité à une dimension commune. Comment cette singularité peut participer d’un commun, en contribuant à l’intérêt général par exemple.
Cette question m’intéresse à la croisée de deux projets. L’un que j’ai mené et l’autre auquel je me suis intéressé, et qui me conduit à un nouveau projet. Le premier projet est celui dont je me suis occupé pour les Fondation Galerie Lafayette. L’idée était de fabriquer une plateforme pour une fondation d’intérêt général d’art contemporain avec pour enjeu de donner à voir l’art contemporain hors des cadres habituels qui en font finalement un art très spéculatif, qui ne touche pas le grand public et qui concerne essentiellement des gens fortunés qui vont spéculer sur les œuvres. Cette critique habituelle de l’art contemporain n’est pas totalement injustifiée par ailleurs. Par ce projet, il s’agit d’aller voir plutôt la fabrique de l’art contemporain, en rentrant dans les discussions que les producteurs peuvent avoir – car la Fondation Galerie Lafayette est une fondation de production d’art contemporain, avant d’être une fondation qui expose des œuvres. Cette notion de production est très importante car dans le cadre de la production, il y a une discussion avec l’artiste sur ce qu’il fait. Dans ces discussions, il est possible de voir que tout ne se construit pas sans justification, de manière gratuite. Ce qui est produit par l’artiste est soumis à des critères d’évaluation où l’on discute de la direction que va prendre l’œuvre, de la direction où va l’artiste, et de la manière dont il sert l’œuvre qu’il va faire advenir. Et finalement, des jugements de valeur émergent de ces discussions.
L’idée est de partager ces jugements de valeur, de montrer que l’art contemporain n’est pas gratuit. Il s’agit donc, d’une part, de permettre au public, de ce fait, d’avoir une vision et d’être en capacité d’apprécier et d’appréhender l’art contemporain.
D’autre part, le fait de doter une fondation d’une archive, c’est l’obliger, finalement, à répondre de son action puisque cette archive va être en partie partagée avec le public. Au quotidien, la fondation produit un matériau qui va ensuite servir à produire la médiation à destination du public. À partir du moment où l’on est obligé de répondre de son activité devant le public, on est responsable de ce que l’on fait et on ne peut pas faire n’importe quoi. La fondation s’engage, en travaillant avec des artistes, à faire des œuvres qui ont en partie une dimension sociale.
L’enjeu est de parvenir à articuler la singularité qu’apporte l’artiste avec une notion d’intérêt général qu’est censée porter une fondation.
Une fondation a un privilège dans le sens où elle permet de défiscaliser. C’est pourquoi ce privilège se paye au prix de l’intérêt général qu’elle doit servir en contre-partie. Mon travail a consisté à essayer d’articuler spécificité et bien commun et à se mettre au service de l’intérêt général. C’est pour cela que je me suis inspiré des Nouveaux commanditaires, une initiative qui existe depuis plus de 25 ans maintenant. Cette initiative permet à des publics divers et variés, et qui rencontrent un problème, de passer commande d’une œuvre d’art pour transformer la situation dans laquelle ils sont. Il s’agit de faire intervenir un artiste pour produire une œuvre qui va contribuer à cette transformation, en appui du public et dans un dialogue suivi avec ce public. Cela permet de remettre l’art au cœur de la société, de lui redonner un sens et une finalité. Dans ce travail avec les Galeries Lafayette, je me suis largement inspiré des Nouveaux commanditaires pour essayer de penser des dispositifs et des protocoles permettant notamment de travailler avec des artistes qui, eux-même, non pas produisent des œuvres matérielles qui seraient ensuite vendues sur le marché de manière traditionnelle, mais plutôt des artistes qui travaillent sur des situations. Ces artistes travaillent à transformer des situations que rencontrent des publics, parce que, justement, ils sont des artistes et ont une capacité à agir hors des lignes classiques. Et finalement, ils ont une capacité à transformer des situations pour en faire advenir de nouvelles qui n’existeraient pas sans leur intervention. C’est ce décalage qui est la spécificité de leur travail. C’est ce que j’appelle « un art des situations », qu’il faut encourager. On parle parfois d’esthétique relationnelle ou de performance. Cette démarche va bien au-delà. Il s’agit de travailler avec des publics pour transformer leur réalité. J’ai rencontré quelques artistes qui travaillent sur ce mode là. Et c’est effectivement pour moi tout un enjeu de mettre en avant ce type de démarche où, dans ce cas précis, on ne se pose plus la question de la médiation, c’est-à-dire comment atteindre un public, car le public est déjà au cœur de l’œuvre. C’est le public qui rencontre un problème, qui est dans une situation de trouble, qui va amener un matériaux que l’artiste va travailler avec lui.
De ce fait, la question de l’intérêt général n’est pas une question rhétorique ou qui se poserait dans un second temps. L’intérêt général est au cœur de l’activité artistique et de l’invention de nouvelles formes de travail et d’appréhension de ces situations.
Je pense que, par ce type de pratiques, on a ici une opportunité très intéressante de repenser un art contemporain qui deviendrait un art des situations, sans abandonner pour autant le souci formel. Ces démarches déplacent les enjeux formels dans d’autres directions que celles que l’on a connu jusqu’à aujourd’hui. Pour moi, les Nouveaux commanditaires, initiative inventée par François Hers et qui est en-soi une œuvre d’art, peut réellement ouvrir des directions intéressantes pour nous permettre d’aller plus loin. C’est une articulation entre art et commun qui me parait tout à fait essentielle.
Individuation
Ce terme est utilisé en philosophie, soit pour penser la genèse d’un individu, soit pour penser le statut de quelque chose qui existe, quel qu’il soit. Ce terme me semble très intéressant dans la mesure où il nous permet de repenser l’univers comme n’étant pas forcément un univers composé d’individus ou d’objets aux frontières bien nettes, mais comme étant finalement un monde contenant des entités dont les frontières sont relativement imprécises. Et plus on étudie ces entités, plus celles-ci nous semblent étranges. Je pense par exemple aux plantes telles que les étudie Francis Hallé. Ce sont des êtres étranges, et plus du tout simplement des sous-animaux comme on les envisageait autrefois. Il s’agit d’une sorte de règne du vivant avec des capacités et des propriétés propres que l’on ne soupçonnaient pas auparavant. On peut évidemment repenser aussi à cette exclamation de Friedrich Nietzsche, disant : « je suis une forêt » (1), c’est-à-dire je ne suis pas un individu. En fait, je suis une forêt fabriquée par ses attachements, ce qui m’environne, et énormément de choses qui ne dépendent pas de moi, mais sans lesquelles je ne pourrais pas exister. À ce stade de la réflexion, on en revient à la fois à cette question des infrastructures, dont je parlais tout à l’heure, et aux attachements qui nous permettent de repenser les composantes du monde dans lequel nous vivons. On pourrait d’ailleurs s’appuyer sur les exemples de la Bolivie, de l’Équateur ou d’ailleurs (où la rivière peut être dotée de droits, un sujet de droits) pour repenser l’apport des plantes, du plancton, que de toutes les infrastructures vivantes sans lesquelles notre monde tel qu’il est ne serait pas vivable (en tout cas pour nous, être humains) et développer une autre vision, une autre appréhension du monde. L’art peut aussi nous aider à développer une appréhension sensible du monde. Et à partir de là, on peut développer, peut-être, une autre politique, une autre économie, de nouvelles règles de gouvernance pour les communs, envisager de nouveaux communs. Peut-être que l’action de certains animaux, de certaines plantes, ce sont aussi des communs qu’il faut protéger. Il s’agit peut-être de faire éclater cette notion de communs avec d’autres conceptions, religions. Je pense à ce qu’il s’est passé en Bolivie, où les gens se sont dotés de nouveaux Dieux. Et notamment la Pachamama (Terre-Mère), pour pouvoir exister à l’heure de l’anthropocène et réconcilier des points de vue idéologiques différents. Peut-être que ceci est un commun, tel que nous ne l’envisageons pas mais tel que d’autres l’ont envisagé dans des constitutions. Des constitutions, cela donne bien des règles de gouvernance. Et finalement on a bien une espèce de Dieux commun, une divinité en commun.
Cet effort pour penser le monde dans lequel nous vivons, ses catégories et les entités qui le composent, soutenu à la fois par la philosophie mais aussi par les arts, peut également bénéficier du savoir scientifique. En apprenant d’avantage, nous pouvons peut-être nous émanciper de conceptions idéologiques et d’objets aux bords bien nets et aux frontières bien précises.
Cela peut nous permettre, encore une fois, de penser une économie nouvelle, des formes de vie nouvelles, un droit nouveau pour ces objets que l’on aura préalablement repensés.
Je pense que c’est une étape fondamentale pour que le commun ne soit pas simplement une conception de la gouvernance partagée d’une ressource, sans que la ressource elle-même n’ait été repensée ou reproblématisée. Et finalement, que l’on ne greffe pas des règles de gouvernance sur des entités qui elles-même ont été définies à travers des conceptions économiques, ontologiques, scientifiques, classiques.
Il s’agit de repenser en amont le monde dans lequel des communs émergent. Et à partir de là, on pourra aussi penser ses règles de gouvernance et les requalibrer. La pensée des communs aujourd’hui a besoin de cet effort-là.
Coopération
Avec Manuel Boutet, sociologue à l’Université de Nice, spécialiste et connaisseur des jeux et des jeux vidéo, nous avons eu la chance de mener une expérience en étant invités au sein du Chelsea College of Arts. Nous avons rencontré les membres d’un groupe d’artistes, Critical Practice, et notamment Neil Farnan qui fait son doctorat là-bas. Nous avons eu la possibilité de jouer à Utopoly, une version détournée du Monopoly. Ce détournement initial des règles du Monopoly a pour objet de favoriser un travail sur les communs. Nous les avons nous-même partiellement détournées pour faire du Monopoly un instrument qui nous permette de visiter différent lieux. Nous avons par exemple joué au sein des Fondations Galerie Lafayette, pour aborder les questions d’intérêt général. Nous avons également joué à Islington Mill, un bed et breakfast mais aussi une résidence d’artistes à Salford, à côté de Manchester. Ce lieu héberge une initiative nommée Temporary Custodians, qui rappelle la démarche des Nouveaux commanditaires. Enfin, nous avons joué à la Myne à Lyon. Pour nous, ce jeu est devenu une sorte d’instrument nous permettant d’aller dans des organisations qui ne répondent pas aux règles habituelles, pour essayer de comprendre comment elles fonctionnent, s’articulent, produisent de la coopération et du commun. Nous nous intéressons en particulier aux valeurs dont témoignent les acteurs qui sont parties-prenantes des lieux. Cette expérimentation autour du jeu nous a réellement permis de faire apparaitre des points extrêmement intéressants pour comprendre ce qui se passe dans ces lieux d’exception. En fait, nous essayons de créer une sorte de bulle hors du quotidien. Un espace qui peut libérer la parole autour du jeu, pour faire une mise à plat des valeurs (au sens de « ce à quoi nous tenons, et ce qui nous tient »). Il s’agit de comprendre comment s’articule la coopération dans ces lieux et quel est leur horizon. Nous essayons de suspendre les conditions ordinaires d’existence de ces lieux pour que puisse s’échanger une parole qui, autrement, ne pourrait circuler. Nous tentons de poser une autre forme de diagnostic sur ce qui fonctionne ou pas dans ces lieux, mais en sortant des formats de type design thinking ou tout autre méthodologie. Nous n’essayons pas non plus d’en faire une nouvelle méthodologie, ce qui aurait des effets contraires. Nous rejouons et réinventons les règles du jeu à chaque fois. Chaque contexte est le cadre d’une nouvelle enquête. Nous créons les conditions pour que les acteurs puissent s’exprimer autour du lieu qu’ils ont conçu, qu’ils habitent et qu’ils font vivre, pour qu’eux-mêmes accouchent d’une meilleure compréhension de son mode de fonctionnement et ses valeurs, et la valeur(s) qu’il produit au regard de son activité.