La nature dans l’oreillette

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Parmi les modes d’enquête développés en écologie pirate, il y a l’enregistrement sonore. Et à collectionner les impressions et les questions qui se posent à qui tend le micro à l’environnement, il faut reprendre l’ordre des horizons que l’enquête entendait se donner.

Auteur : David Christoffel

Se lever avant le soleil pour aller s’allonger dans la clairière et écouter le réveil de la faune en accord approximatif avec l’alignement des planètes. Avancer, micro à la main, en se taisant scrupuleusement, tout en faisant sonner ses pas. Faire une promenade à plusieurs et se commenter les uns aux autres, tout ce qu’on entend. S’il y a plusieurs manières d’écouter la nature, il peut y avoir dans chacune d’elle, plusieurs types d’auditeurs qui, eux-mêmes, se multiplient par la somme des « techniques de dégustation » qu’ils élaborent d’une occasion à l’autre, d’un moment à l’autre de chaque séance.

En s’allongeant au petit matin, on peut décider de fermer les yeux ou de les laisser ouvert, de centrer ses pensées sur des thèmes cosmiques ou de les laisser fuser sur toute sorte de préoccupations. En commentant, certains s’exclament d’empathies plus appuyés sur les sons d’origine non-humaine, d’autres recherchent des coïncidences entre l’environnement sonore réel et le paysage fantasmé, pour s’apercevoir avec plus ou moins de concertation, de pessimisme ou de mauvaise foi, que les coïncidences sont incertaines.

Exemple : je pars de la grange pour retourner vers l’aire de jeux de l’école et alors que je marque le pas d’une attention auditive renforcée, une présence animale d’une espèce probablement commune emboîte mon pas ou, plutôt, l’escamote en laissant en plan toute certitude sur la raison de sa fuite : l’ai-je dérangé ? veut-il que je me pose la question ? lui manquerai-je de respect si je tentais une hypothèse de réponse ? que suis-je réellement en train de faire ? puis-je beaucoup plus qu’une phénoménologie des inconforts des abîmes ethnographiques ?

De toute façon, les rapports de plans sont trop fins ou trop involontaires pour y chercher une dramaturgie digne d’extase. Ou dans la démesure du plaisir potentiel de l’exploration sonore, comment faire la différence entre le romantisme et le surjeu ? Pour cadrer l’expérience, le récit se donne un préalable, le récit est mis dans un récit un peu plus large. Autrement dit, une voix s’élève, hautement narratrice, pour affirmer une vérité du mystère qui ne déméritera jamais de faire réfléchir à l’ensemble des mystères plus généraux. De toute façon, la projection narrative peut à chaque fois buter sur une retenue fondamentale, la sollicitation dramatique renvoie l’auditeur dans une impuissance interprétative d’un nouvel ordre. Le paysage n’est surtout pas là pour qu’on se raconte des histoires. Peut-être. Très certainement, dirais-je. Et si, dans la durée, mes suppositions s’étalent sur le paysage jusqu’à le tendre comme une fresque pleine de la certitude de son pouvoir de suggestion, il faut encore un soupçon de complaisance à l’égard de tous ces partis pris pour entendre la franchise desdits préalables.

Bref, il y a une tension entre ce qu’on écoute et ce qu’on raconte. Et avant que la suite de la promenade n’arrive à dissiper qui ne veut savoir quoi, il est entendu que les paysages demandent une disposition d’écoute particulière et, peut-être, pour ce faire si particulière, telle ou telle forme d’apprentissage. Si la leçon d’écoute devait, par exemple, en passer par un lâcher-prise, c’est que son reflux, en tant qu’il s’indexe en inversion précise dudit relâchement, devrait pouvoir être une sorte de voie vers celui-ci. Mais comme c’est un espoir de dépasser telle ou telle couche du langage, il peut aboutir à caresser l’austérité de l’expression, à prendre soin de ses habitudes métaphoriques. Comme cela reste encore et encore un espoir, il s’emmêle facilement avec le doux surplomb de sa visée. C’est-à-dire que la mimesis est besogneuse. Elle multiplie les efforts et les échecs en proportions ajustées. Mais à force, le rapport entre les paroles et les sons tourne au duel, avec variantes toutes assez frontales. C’est pourquoi les enchevêtrements semblent tellement peiner à quelque chose.

Par exemple, allongé, en marche enregistreuse ou en promenade collective, tout ce qu’on entend commence tout en douceur que, déjà, cela en dit long sur le soin introspectif qu’il va falloir y mettre. Avec de bonnes habitudes phénoménologiques, cela pourra passer tout seul. Mais comme les oiseaux arrivent au bon moment, l’ordonnancement mâche un peu le travail. Il n’est peut-être pas sûr qu’il faille grande méditation pour arriver à rentrer dedans, la frontalité ferait mieux de laisser la place à tout ce qu’elle ne pourra jamais savoir. La préférence pour les enseignements indirects ne se justifie jamais plus que ça. Même en observant le mutisme le plus rigoureux, écouter que tout ce qui continue de se proférer, revient à varier ses provenances avec un désordre encore imbibé de soin, qualité sonore à l’appui.

Exemple : je débouche dans ce qui ressemble à une contre-allée et le chant d’un oiseau me dit quelque chose, mais titille surtout autre chose qu’un désir d’identification. Je pourrai allumer l’appli BirdNET, faire mouliner le répertoire des analogies entre spectrogrammes et espèces des oiseaux jusqu’à avoir la fiche du type d’oiseau dont le chant vient d’être capté.  Mais non.

Une fois bien évaporées les réflexes de l’identification taxinomique, du sur-moi ornithologique, la frontalité du beau plein des chants des oiseaux finit par laisser entendre qu’ils en disent très long eux aussi. Tout ce que les bonnes habitudes phénoménologiques ne peuvent encore décoder, demande des manières de signifier un peu trop soigneusement hors des codes anté-phénoménologiques. Chaque nouveau type de sonorité relevée, réanime un mimétisme orienté abstraction relative. Qui plus est, l’arrivée de la pluie peut toujours sonner comme un début de galerie de stéréotypes du field-recording, en contraste desquels des bruits de triturations qui occupent en fausse discrétion le premier plan, peuvent pactiser avec l’auditeur qui entend bien qu’il n’y a pas besoin de préciser beaucoup plus à ce stade.

Bien sûr, il peut y avoir des anthropomorphismes : quelle mémoire faut-il entendre résonner dans les bruissements ? Mais il peut aussi y avoir des faux anthropomorphismes, avec toutes les prudences d’expression ressenties nécessaires ou, pour donner le change festif, dérivées en jeux de langage. À la session suivante, dans l’écho des impressions échangées, plus le paysage sonore s’anime, plus cela fait gronder une sorte de reportage. On croirait une dynamique sans huile esthétique qui se décentre plus ou moins de toute ambition rhétorique, prolonge ses images de manière un peu scolaire, mais épouse la discontinuité de l’attention jusqu’à bredouiller un roman de la frustration qui dit quelque chose du poids de la chape de plomb formelle qui peut ravager l’écoute sitôt qu’elle chancelle sur ses attentes.

À force, ils semblent viser des états de pensée pleinement enveloppés en autant de nappes sonores relativement standards, avec montée en abstraction qui revient à justifier l’engloutissement des consciences dans la saturation des enjeux. Disons que cela manie le proto-narratif avec un peu plus de force que celle qu’on veut bien lui prêter. Cela peut même être beaucoup plus impressionnant qu’on ne s’y attend ou veut y prêter importance. Et cela ne veut donc pas dire que c’est renversant ou… À l’arrivée, chacun se sent plus ou moins disposé et tout le monde se laisse croire que les mieux disposés risquent d’être entendus comme les plus éco-responsables de l’étape, sans autre forme de processus de re-signification des termes.

L’enregistrement peut justement ouvrir une seconde instance. À la réécoute, d’autres façons de prêter l’attention sont alors exigées. Les belles gammes bien à lui d’un oiseau au semi-lointain prennent une ampleur qui sent une aisance très bien proportionnée à l’environnement, que l’on joue à deviner un peu reclus, par exemple. Ce n’est sans doute pas tout-à-fait une clairière, mais pas non plus un îlot. La perfection du dimensionnement de la projection de la voix des oiseaux se réfléchit tout de même dans le fait de la captation qui donne à l’horizon de l’enregistrement un parfum de parti pris avec mystère qui ne se voudrait pas indispensable, mais qui sait pourtant très bien qu’il y est pour beaucoup. 

Le grain de la prise de son doit vouloir demander une plus belle distance dans l’attention, pourrait même affaisser toute ambition d’écoute. Sans se sentir obligé de chercher un point commun entre la brise dans les arbres et les gros plans sur insectes, il peut y avoir quelque chose de déceptif : on entend que chacun y va de ses profondeurs et à vouloir tirer leçon très grande d’expériences volontiers versatiles, on s’autorise à entendre une promesse pourtant interdite par la relative modestie des alentours envisagés. Pour juste retour des choses, il y a comme un élan à déplacer l’intensité du désir vers l’environnement, à la décentrer définitivement des occupants qui ont scandé l’écoute du paysage. Les faits de réalisation sonore ont alors pris une ampleur inédite : les maniérismes de coupes, les alarmismes par défaut, jusqu’à la cinétique émotionnelle entre la peur d’un animal mal identifié et la crainte de son sort qui s’emballe à une vitesse un peu invraisemblable.

La beauté des souffles est amplifiée par le pointillisme des emphases des bribes de frottements. Au passage, le son d’un véhicule à moteur peut être riche de présence tout en s’appauvrissant, aussitôt passé, de toute consistance narrative. Mais alors que sa facture sonore est façonnée sur le même modèle, le rapport de plan entre une voix humaine et telle texture environnementale – humaine ou non-humaine – en arrière-plan, est autrement plus évocateur. La volonté de sortir de l’anthropomorphisme n’aura pas duré longtemps. Peut-être que les apories sont pressées de passer à autre chose : l’érosion supposée de la hiérarchie des plans, le temps passé à tout ça n’y est donc pas pour rien.

À l’inverse, quand l’intention se fait entendre, c’est comme si elle laissait sourdre un récit dont la langueur spéciale finit par dissiper l’importance de ce qui se raconte. Elle fait mariner une pudeur pour la laisser suspendue. La convention, sans filtre, garde une tenue du discours… Même s’il se dégage une sorte d’enquête sur l’importance de l’intellectualisation du plaisir dans la jouissance (c’est ce qui ressort de plus prenant, sans que la question se trouve réellement prise en charge par la captation sonore, ou assez volontaire pour être partagée comme telle), les allusions s’emmêlent dans un jeu sonore unique, assez homogène en textures pour reléguer l’étrangeté à la moiteur poétique générale. Faudrait-il en tirer une moralité pour finir, entendrait-on la recherche d’hégémonie ou/en la preuve d’un sentiment d’infériorité ? La succession des plans peut liquéfier le drame, décrisper les enjeux, ouvrir l’écoute. Et ainsi de suite.