Laboratoire d’écologie pirate
Le laboratoire d’écologie pirate est l’initiative de 4 amis, Denis, Étienne, Nathalie et moi-même, Cyria Emelianoff, qui avons eu en partie le même directeur de thèse, Jean-Paul Deléage.
Nous avons participé pendant une dizaine, voire une quinzaine d’années, à la revue Écologie et Politique, dont notre directeur de thèse était un pilier.
La ligne éditoriale, écosocialiste, nous a progressivement semblé un peu trop resserrée. Au fil des années, je sentais qu’il fallait aller ailleurs. Et les copains avaient le même diagnostic. Un certain nombre de renouvellements échappait à la revue. Et puis, le format même de revue, comme compilation de textes écrits, nous paraissait également constituer une limite pour répondre à l’enjeu d’habiter autrement le monde. Une revue ne suffisait pas. Nous avions d’ailleurs, auparavant, inventé des tas d’alternatives que nous n’avons jamais eu le temps de développer. Nous disions qu’il fallait plutôt faire des entreprises d’écologie politique. Nous avions inventé l’idée de “tourisme critique” pour cheminer à pied, à contresens du périphérique. Nous avions envie quelque chose qui impacte davantage l’action, politiquement parlant.
Nous avons donc décidé de quitter la revue, et par conséquent de casser la relation implicite à notre directeur. Cette étape était douloureuse, et nous ne pouvions pas partir de la revue sans avoir un plan B, sans réfléchir un positionnement. Étant tous maintenant “en poste”, nous ne pouvions pas juste nous individualiser et faire notre vie, au Mans, à Orléans, à Paris ou ailleurs, et n’avoir plus rien de collectif. La revue était un espace collectif où l’on se croisait.
Par besoin de recréer du collectif, parce que nous lisions parallèlement des auteurs comme Rob Hopkins, parce que nous travaillions, avec Nathalie Blanc, sur le Do It Yourself en urbanisme (DIY urban planning), est finalement née l’idée de créer un laboratoire pirate l’écologie politique.
Il n’existe pas aujourd’hui de laboratoire d’écologie politique et il serait institutionnellement très compliqué d’en fonder un. En revanche, nous avions envie d’en constituer un hors les clous et des cadres institutionnels, libre et non dépendant d’institutions, de financements et de toutes ces choses qui pouvaient empêcher la réalisation de ce projet.
Nous avons réfléchi, pendant à peu près deux ans, sur ce que pourrait être ce laboratoire. Mais avec très peu de temps disponible et des envies disproportionnées par rapport au temps que nous arrivions à libérer dans nos vies académiques classiques. Cette difficulté à concrétiser notre envie nous a donné l’idée d’élargir fortement le collectif, y compris à des gens que nous ne connaissions pas, mais qui allaient venir par relations.
Ici, à la Mhotte, c’est donc le troisième séminaire que nous mettons en œuvre, en ouvrant à chaque fois à des personnes différentes, par cooptation. Ces personnes sont en quête, soit d’écologie politique, soit d’une autre façon de pratiquer la recherche, puisque nous voulions aussi repenser, à nouveaux frais, l’écologie politique dans une certaine perplexité par rapport au diagnostic très pessimiste de l’effondrement. Nous avions aussi une forme d’insatisfaction par rapport à notre pratique académique, où il nous semblait que cette science, avec ses instrumentalisations croissantes, servait de plus en plus un capitalisme aux normes néolibérales. Nous ne voulions pas nous sentir instrumentalisés dans notre propre métier.
Ces deux insatisfactions ont conduit à une rencontre dédiée au diagnostic et à la réflexion. Nous avons refait le monde, nous nous sommes positionnés par rapport à nos envies. Parmi celles-ci émergeait une vrai désir de collectif, c’est-à-dire d’’amitié, de moments de partage, de mise en commun de nos désarrois, de nos incertitudes et nos perplexités. Il s’agissait de sentir que nous n’étions pas seuls dans ces désarrois.
Nous avions envie de dissidence et d’inventer d’autres modes de recherche avec d’autres personnes : des artistes, des journalistes, des habitants… Il s’agissait d’affirmer que le savoir n’était pas le monopole de la science instituée.
Il est apparu très tôt une réflexion sur le fait que nous avions envie de désenclaver les savoirs.
Il s’agissait d’aller chercher d’autres savoirs, peut-être plus proches d’un mode de vie écologique ou d’une connaissance qui ne serait pas inféodée à la production d’une économie de la connaissance, mais qui pourrait nous diriger vers une écologie de la connaissance.
Savoirs situés
Je tiens à l’écologie située, aux savoirs situés. Nos savoirs, qui se vendent dans un monde très compétitif (la Recherche est un monde très compétitif) perdent le lien avec des contextes écologiques, géographiques, historiques.
De par nos terrains, nos expériences de recherche, on a souvent vu que les politiques échouent parce qu’elles ne se créent pas sur des savoirs situés (placed-based knowledge) qui permettent de diagnostiquer les choses autrement.
Par exemple, en terme de justice environnementale, il y a eu beaucoup de déni par rapport aux dégâts des pollutions sur les êtres humains, sur leur santé. Le fait que des populations fassent le diagnostic de leur propre situation, peut ainsi faire émerger des situations de justice environnementale, mais aussi des luttes et des combats pour faire reconnaître des phénomènes invisibilisés pas les méthodes scientifiques classiques, puisque les statistiques lissent, noient et ils font disparaître un certain nombre de problèmes.
Le savoir situé est un savoir qui est adapté à un lieu, un environnement, une époque et qui s’articule avec d’autres savoirs en présence dans le même lieu. Cette forme de savoir peut être à même de repenser le mode d’habiter la terre à de multiples échelles.
Une rupture épistémologique d’une grande ampleur pourrait advenir si l’on sortait de cette injonction à l’universalité d’un savoir qui doit s’exprimer en langue anglo saxonne, qui doit se confronter et être compétitif par rapport à d’autres productions de revues.
Dans le cadre de ce séminaire d’écologie pirate, nous abordons ces savoirs situés avec un cas très concret, localisé et circonscrit à la Ferme de la Mhotte. Ici, lorsque nous allons faire des enquêtes, nous déterrons des savoirs pour les faire émerger. Ils sont là mais personne les voit, sauf les gens qui, localement, savent qu’il existe certains combats, certaines pratiques.
Les savoirs situés constituent une masse manquante dans la connaissance. Pourtant, ceux-ci sont très précieux car ils nous montrent qu’il est possible d’accéder à une connaissance de la nature et des autres par une diversité d’autres canaux. La recherche pourrait se pluraliser, au-delà de la transdisciplinarité. J’ai parlé d’extra-disciplinarité. Il s’agit de sortir pour effectivement aller collecter, cueillir, reconnaître ces savoirs.
À la Ferme de la Mhotte par exemple, nous avons interviewé un éleveur qui a développé tout un savoir sur l’immunité de ses vaches et sur le principe de cohabitation avec le parasite. Depuis, cet éleveur a rejoint le laboratoire d’écologie pirate, vient à toutes les réunions et prend part aux actions, y compris à nos arbitrages sur le site internet.
Passé du statut d’enquêté au statut de membre du collectif, cet éleveur a trouvé dans le laboratoire pirate un espace de reconnaissance. Nous avons reconnu l’importance et la justesse de son témoignage.
Capabilité collective
L’écologie politique reste une grande interrogation. Nous tournons autour de ce mot-là parce qu’on ne sait plus penser l’écologie politique. Nous sommes insatisfaits par les manières de la penser dans les publications qui paraissent.
Ce qui est difficile à penser, c’est notre capacité d’action. J’aime le mot de capabilité collective.
Mais ce laboratoire représente aussi l’espoir que nos impuissances individuelles pourraient être dépassées par une capacitation collective et des mises en réseau pour nous permettre de peser davantage et de refonder des bribes d’écologie politique situées, c’est-à-dire partagées avec des territoires.
Nous sommes, la plupart d’entre nous, issu-es de formation en géographie. C’est pourquoi la dimension spatiale demeure très importante pour nous, à la fois dans la rencontre réelle des gens mais aussi des espèces vivantes, mais aussi dans le fait que le collectif est, en soi, une capacitation spatiale.
C’est dans la rencontre physique que nous pouvons nous encourager, échanger et avoir un dialogue qui va beaucoup plus loin que les rencontres et colloques auxquels nous sommes habitués dans le monde académique.
Il s’agit d’être en résidence au même endroit pendant un temps long. Là naissent et se développent des échanges sur le fond qui vont très loin. Peut-être, à terme, des innovations ou des capacités d’action communes peuvent émerger.
Pour développer ces capacités d’action communes, je pense que ce laboratoire pirate d’écologie, en tant que collectif, devra sans doute s’articuler à d’autres collectifs, comme par exemple La MYNE à Lyon, ou des coopératives de recherche, pour échanger de l’énergie et trouver des modes d’action.
Il y a énormément de questions pour lesquelles nous n’avons pas de réponse. Nous créons finalement un abîme de questions qui nous dépassent. Nous ne renonçons pas à nous les poser, même si celles-ci nous dépassent.
Comment, par exemple, constituer un groupe d’écologie politique qui soit vraiment opératoire, que ce soit en recherche-action ou à l’intérieur de la science ? Comment constituer un groupe qui puisse davantage percuter le monde académique et créer une dissidence ?
En fait, au-delà des questions liées à l’écologie politique, se posent des enjeux sur la réappropriation et la redéfinition de notre métier de scientifique des pratiques qui lui sont associées.