R.U.R. est le nom d’une usine qui fabrique des robots – la Rossum’s Universal Robots – du nom du démiurge qui a donné naissance à cette usine, dans une pièce de théâtre de l’auteur tchèque Carel Capek. Rural (si on nous autorise ce jeu de mot assez médiocre) pourrait être l’adjectif pour tout ce qui est produit par l’usine R.U.R. C’est pourquoi on pourrait dire aussi de la ruralité qu’elle qualifie l’usine des automates.
Voilà pour les rapprochements avec la fiction de Capek. Car l’usine d’automates dont nous voulons parler ne ressemble en rien à celle qu’il décrit. Les villes et les territoires administrés, à la rigueur, avec leurs humanoïdes primitifs et leur organisation bureaucratique, sont suffisamment grossières et mal conçues pour ressembler au propos de Capek. Mais la ruralité, elle, est autrement sophistiquée, avec sa multitude d’automates recombinants, de tailles et de capacités diverses travaillant ensemble, sans bureaucratie, à toutes les échelles imaginables dans des environnement toujours mouvant et en recomposition. Aucune fourmi, aucun mulot n’a jamais attendu l’État français pour vivre. Une vache, il est vrai, est aujourd’hui produite en laboratoire. Elle a perdu même parfois cette expérience de la terre qu’elle avait avant son intégration dans la chaîne de production alimentaire.
La ruralité future est le manifeste des robots de cette planète usine. Mais cette usine a ceci de particulier qu’elle ne produit pas pour elle-même de plus value. Elle est de l’existence contingente en exercice.
Dans la pièce de Capek, les robots finissent par se révolter. Dans notre pièce à nous, il n’y a pas vraiment de libération possible mais seulement, et toute proportion gardée, une sorte d’aménagement de nos conditions de vie en commun, à nous autres robots ruraux, terrés au fond de notre terrier cosmique. Et puis aussi, la manifestation soudaine et inattendue, du fond de ce terrier, d’une expérience de la vérité, de la beauté, de la justice même.
Le débat sur la taxation des robots montre ici sa dimension métaphysique. Cette taxe, dit-on, servirait à payer le revenu d’existence pour les automates de la Terre. Il n’y a pas d’être, en effet, qui ne doivent recevoir son salaire pour le dur labeur de l’existence. Reste à imaginer l’administration absolue capable de les rétribuer tous.
Notre but, dans le présent texte, n’a pas une telle ambition. Nous ne croyons pas vraiment d’ailleurs à une administration centrale qui, fichant les centaines de milliards d’automates de la planète, établirait la justice distributive entre tous ces êtres pour que chacun d’eux, accède à la rétribution qui lui est dû. Notre but est seulement d’esquisser le sens politique de l’organisation sociale multi-espèces qui se construit dans les différents districts de l’usine planétaire. Il est, par conséquent aussi, de mettre en question l’arrogance anthropoïde qui se croit en capacité de régenter cette usine, d’une façon suffisamment raisonnable, pour éviter à la fois une révolte bien légitime des espèces maltraitées, et un suicide du gérant incapable. Il n’est pas un programme de planification.
Les communs recombinants procèdent plutôt selon ce qu’on peut appeler, un principe d’hétérogénéité structurale. Il n’y a pas ici une espèce qui s’imagine être intelligente à elle toute seule. Il n’y pas un seul modèle et pas même une typologie limitée de modèles qui régissent l’usine. Bref, l’organisation de la planète usine, avec ses automates recombinants, n’est pas soumise à l’activité pastorale d’un clergé de savants. Elle est un complexe d’une diversité incalculable et en permanente recombination de formes de vie nouvelles qui croissent et décroissent de façon continue.
Le recensement de tous ces ouvriers n’est une nécessité que pour les planificateurs du futur qui veulent rationaliser l’activité et les transmutations possible de leur cheptel. Mais ce recensement est d’un pur point de vue méthodologique, assez contestable. Seule une administration simiesque peut rêver de séparer des corps les uns des autres, pour les comptabiliser comme des unités qui peuvent être additionnées ou soustraites. Or, les automates recombinants de la planètes usine sont imbriqués les uns dans les autres, de façon souvent assez obscène d’ailleurs, et de tel sorte qu’on ne peut les distinguer avec précision.
Personne ne dirait plus aujourd’hui qu’un arbre est un être composé de racines, de branches et d’un tronc. Il est tout aussi bien, un collectif bactérien et mycorrhyzien dont les limites ne sont pas rigoureuses. On ne sais pas vraiment, en fait, ou un arbre commence et ou il finit. Et on peut en dire tout autant d’un singe savant qui, avec ses grappes de bactéries pour lesquelles la différence entre intérieur et extérieur n’est pas toujours bien signifiante, ne peut être décrit comme un simple sac de peau, qui pourrait être discerné d’un environnement qui, au fond, le nourrit et qu’il respire, qui se trouve par conséquent, au dehors, autant qu’au dedans. Mais alors, que faire ?
Cet avant-propos est déstiné à mettre en question les fausses évidences que le langage nous souffle quand on imagine que le local est local, c’est-à-dire limité, non complexe et non concerné par les grandes questions sociales et politiques du capitalisme mondialisé. Ce que nous voulons c’est accélérer la ruralisation et sortir de deux à priori :
- le premier à priori est la vision coloniale de la ruralité, qui qualifie la ruralité d’archaïque ou de primitive pour mieux l’exploiter ou la taxer. Nous ne voulons pas dire bien sûr, que la ruralité n’est pas archaïque mais seulement dans le sens ou l’archaïsme est autrement plus sophistiqué et lucide que l’arrogance mondaine qui la juge. C’est cette vision mondaine qui fabrique l’opposition entre ville et campagne, et qui produit aussi la fiction statistique d’un futur qui, dit-on, serait urbain.
- le deuxième à priori vise à sortir d’une compréhension uniquement tactique de la ruralité, où la ruralité serait comprise comme un mode d’action concret, situé, local, qui n’aurait aucune vision d’ensemble, aucune stratégie à l’égard du système capitaliste dans son ensemble, avec tout ce qu’il produit en matière de réchauffement climatique, d’extinction massive des espèces, et autres nuisances cosmiques. La ruralité ne serait pas stratégique parce qu’une multitude de localités alternatives ne ferait pas un système alternatif. C’est la structure logique de ce propos autant que l’épistémologie qu’elle suppose que nous voulons mettre en question, préalable nécessaire à une compréhension des enjeux stratégiques, politique et écologique de la localité rurale.
Ce que nous voulons, c’est abandonner l’opposition obsolète de la ville et de la campagne, comme si la campagne n’était pas elle aussi un espace urbain, mais un espace urbain multi-espèces, organisant une vie sociale entre un nombre incalculable de corps et de flux sémiotiques dans des micro-localités en reconfiguration constante.
Ce que nous voulons aussi c’est passer à une vision stratégique de la ruralité qui la constitue comme le laboratoire social – c’est-à-dire aussi biologique, écologique, stratégique, technologique et spirituel même – du futur.
Ce que nous voulons enfin, c’est une augmentation de la complexité, une augmentation qui suppose à la fois une critique de la scalabilité, de l’homogénéité et de la standardisation (une critique relative et non absolue), et une critique de la vieille politique délibérative centralisée dans les instances de représentation, qui renforce ce que Max Weber a appelé la “cage d’acier“ censé assurer un contrôle sur le divers par les moyens de l’administration centralisée. C’est donc, à un nouveau genre de gouvernance que nous faisons appel, une gouvernance qui est, de fait, bactérienne, entomologique, fongique autant qu’humaine et dont il s’agit d’envisager la gouvernance de droit produisant ce qu’on pourrait appeler une infrastructure socio-technique multi-espèces .