S’allier à la terre

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Il y a plusieurs façons de s’attacher à la terre, plusieurs régimes de l’amour qui nous attache à elle. Et ces régimes, on en fait l’épreuve quand on habite dans le Bourbonnais, dans cette terre argileuse qui nous colle aux bottes. Le texte examine deux de ces régimes dont l’opposition (qui n’est pas un antagonisme), marque d’un sillon profond, l’histoire et l’imaginaire européen.

Auteur : Bureau d’études, groupe d’artistes, habitants à la ferme de la Mhotte

Dans le livre du prophète Jérémie, est esquissée une distinction entre deux modes d’attachement à la terre : la relation païenne d’enracinement dans la terre qui obéit à  une relation de filiation. La terre est ici la Grande Mère, à laquelle on appartient par la naissance. Et la  relation hébraïque d’alliance à la terre.

Cette terre alliée, promise, n’est pas celle à laquelle on appartient. On ne peut y être durablement installé car cette installation est la mère de toutes les iniquités et notamment de la propriété, de la dette et de l’esclavage. Il n’y a donc pas et il ne doit pas y avoir d’installation durable en terre promise. Se consacrer à la terre ou consacrer le lien qu’on peut avoir à la terre, ce n’est pas y être enraciné mais lui être allié. Et cette relation alliée est de liberté et non de filiation.

Dans le Bourbonnais l’enracinement s’exprime dans la jalousie de la terre, argileuse, collante et qui fixe au sol, saisissant l’être de cette atmosphère parfois lourdaude, toute de lenteur, qui prend ceux qui y habitent. Les Parisiens qui passent ici ne font que passer. Ils n’appartiennent pas à la terre. Ils ne sont pas pris. Ils sont évanescents à la façon des spectres dont on ne sait jamais vraiment s’ils sont ou s’ils ne sont pas. Parfois, ils achètent ces terres pauvres et se retrouvent liés à elles. Ainsi s’instaure la différence entre les arrivés et les arrivants. Les premiers, les natifs, habitants ici parfois, depuis des temps immémoriaux, on les reconnaît à leur corps qui ont été façonnés par le paysage, à travers la terre qu’ils ont mangé et l’air qu’ils ont respiré. Les seconds, arrivants, ne porte pas encore, la signature d’un pays, d’une terre qui, au fur et à mesure du temps imprime son sceau dans les corps.

Cette différence souvent perceptible entre les arrivés et les arrivants n’est pas, bien sûr, le propre du Bourbonnais. Les vieilles tribus locales qui se sont enracinées, qui ont adhéré à la terre, qui sont devenues les fils et les filles de la terre, sont souvent jalouses. Elles voient les nouveaux arrivants comme des usurpateurs, des menaces, des accapareurs voire même, des profanateurs.

Ne peut-on pas pourtant, renvoyer dos-à-dos les anciens et les nouveaux propriétaires,  les arrivants et les arrivés ? Car les uns comme les autres, quoique de façon différentes, s’identifient à leur propriété. La prise de terre, cette prise par laquelle on est enraciné dans la terre, ou cette autre prise qui nous fait accaparer une terre libre, ont toutes les deux à voir avec la propriété. On s’attache à ses biens et, après cela, ce sont nos biens qui nous attachent. On s’y reconnaît, on s’y identifie. Je suis ce que je possède. Rien ici de l’alliance dont parle Jérémie : la terre collante est un acte d’allégeance par corps. C’est pourquoi aussi, quitter cette terre quand on a été pris (au sens de la prise de terre, de ce qui attache et qui protège en liant mais aussi de la prise du béton, de ce qui se saisit et durcit en prenant forme), c’est souvent sentir une libération. Une sorte de sortie de prison, d’allégresse libératrice. Allégresse d’être enfin libéré de cette mère jalouse, de n’être plus asservi au ventre originaire, de n’être plus fixé pour la vie, quelque part, comme les plantes. De ne pas céder à la passion idolâtre pour les fétiches qu’on invoque pour nous protéger de l’adversité. Libération de n’être pas asservi à ses biens, à ces biens qu’on s’est acheté et qui, ce faisant, nous achète.

Être sensible est tout autre. Car le corps n’a pas pris. Il n’a pas incorporé ce qui l’incorpore au point de s’en croire l’enfant. Il ne fait pas corps avec le pays. Il n’a pas encore de prise au sens de cette prise de terre ou de cette prise du béton dont nous parlions plus haut. Il ne s’identifie pas à la terre, c’est-à-dire à la mère.

Être sensible, c’est être éveillé, dénué de ce sceau hypnotique qui imprime la terre en nous. Être nubile, en quelque sorte, nubile ne voulant pas dire être vierge, au sens de cette virginité de l’argile, brute et franche par laquelle on ne peut être autre que ce que notre corps nous impose d’être. Car la nubilité est un moment de grâce ou l’appartenance est suspendue. Elle n’a pas la lourdeur de cette virginité archaïque fidèle à une terre brute et sans grâce que la vache semble incarner par ce corps qui broute et qui fait la terre en broutant. C’est pourquoi étant sensible et mobile, sans attache, quelque chose est saisi que la vache ne pourra jamais voir.

C’est dans cette sensibilité que s’effectue l’alliance. On épouse une terre, on n’en est pas la fille ou le fils. C’est-à-dire aussi qu’on peut en divorcer si l’épousaille a déchu.

Il y a là encore cet écart qui nous fait voir le visage de la terre aimée, terre à laquelle on n’appartient pas mais qu’on aime et avec laquelle on se sent habiter parce qu’on forme avec elle du commun. Ce que la sensibilité saisit c’est le dévoilement réciproque de l’un pour l’autre, ce mouvement de ce qui se manifeste et se montre, qui se donne pour être aimé.

Revenir à cette terre alliée après une longue absence, provoque un frémissement de l’âme. Non pas le sourd rappel de l’attachement au corps de la mère, chargé de ce profond sentiment de paix qu’on trouve dans les cimetières, où les corps enterrés et dissous dans l’argile, retrouvent la condition originaire de ce qui n’a plus à souffrir les affres de l’existences. Mais la légereté, la précarité d’une existence libre et désirée, non pas garantie mais basée sur un pacte précaire nécessitant le soin et l’attention de ceux qui se sont rencontrés.